Kent.

» Je disposai correctement les membres de Ramon Gallegos, et lui couvris le visage d’un mouchoir.

» Alors, William Shaw déclara qu’il aimerait bien avoir cet aspect-là pendant un bout de temps. Et George W. Kent exprima le même vœu.

— Il en sera selon votre désir, dis-je. Les diables rouges attendront une semaine. William Shaw et George W. Kent, défouraillez et mettez-vous à genoux.

» Ils obéirent, et je me postai devant eux.

— Dieu, notre Père Tout-puissant, dis-je.

— Dieu, notre Père Tout-puissant, répéta William Shaw.

— Dieu, notre Père Tout-puissant, répéta George W. Kent.

— Pardonne-nous nos péchés, poursuivis-je.

— Pardonne-nous nos péchés, reprirent-ils.

— Et reçois notre âme.

— Amen !

— Je les étendis à côté de Ramon Gallegos, et leur couvris le visage. »

Il y eut un brusque tumulte de l’autre côté du feu de camp : l’un des nôtres venait de se dresser d’un bond, le pistolet au poing.

— Et toi ! hurla-t-il. Toi, tu as osé t’échapper ? tu oses être encore vivant ? Sale crapule, je vais t’envoyer les rejoindre, même si on doit me pendre pour ça !

Mais, d’un bond de panthère, le capitaine se jeta sur lui et lui saisit le poignet en disant :

— Du calme, Sam Yountsey ! Laisse tomber.

À présent, nous étions tous debout, sauf l’inconnu qui demeurait assis et semblait ne prêter aucune attention à ce qui se passait. L’un de nous saisit Yountsey par son autre bras.

— Capitaine, dis-je, il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. Ou bien ce type est fou, ou bien c’est un menteur, et, dans les deux cas, Yountsey n’a pas lieu de tuer. Si cet homme faisait partie de l’expédition, elle comprenait cinq membres, et il a omis d’en nommer un – lui-même, très probablement.

— Oui, répondit le capitaine en lâchant le révolté (qui se rassit), tout cela ne me paraît pas normal. Il y a plusieurs années, on a trouvé près de cette caverne quatre cadavres d’hommes scalpés et affreusement mutilés. On les a ensevelis sur place. J’ai vu leurs tombes ; nous les verrons tous demain.

L’inconnu se leva, et sa haute taille se détacha sur la lumière du feu expirant que nous avions négligé d’entretenir, tant nous étions captivés par le récit de notre visiteur.

— Ils étaient quatre, dit-il : Ramon Gallegos, William Shaw, George W. Kent et Berry Davis.

Quand il eut répété ainsi l’appel des morts, il s’éloigna dans les ténèbres et nous ne le revîmes plus.

À ce moment, l’un d’entre nous, qui avait été posté en sentinelle, arriva fusil au poing, l’air assez agité.

— Capitaine, dit-il, depuis une bonne demi-heure, il y a trois hommes debout, sur la mesa. (Il montra du doigt la direction prise par l’inconnu.) J’ai pu les voir distinctement, car il fait clair de lune ; mais comme ils n’avaient pas de fusil et comme je les tenais en joue, j’ai jugé que c’était à eux de jouer. Ils n’ont pas fait un mouvement, mais, bon Dieu ! ils m’ont porté sur les nerfs.

— Regagne ton poste et restes-y jusqu’à ce que tu les revoies, répliqua le capitaine. Quant à vous autres, recouchez-vous ; sans ça je vous flanque tous dans le feu à coups de pied.

La sentinelle obéissante se retira en jurant et ne revint pas. Tandis que nous nous enveloppions dans nos couvertures, le fougueux Yountsey demanda :

— Je vous demande pardon, capitaine, mais, ces types-là, qui diable croyez-vous que c’était ?

— Ramon Gallegos, William Shaw et George W. Kent.

— Et Berry Davis, alors ? Celui-là, j’aurais bien dû le tuer.

— Inutile, mon gars ; tu n’aurais pas pu le rendre plus mort qu’il n’était. Allez, dors.

La route au clair de lune

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Déclaration de Joël Hetman fils

 

Je suis le plus infortuné des hommes. Riche, respecté, en parfaite santé, pourvu d’une assez bonne éducation, jouissant en outre de plusieurs autres avantages généralement très appréciés par ceux qui les possèdent et très convoités par ceux qui ne les possèdent point, je songe parfois que je serais moins malheureux si tous ces biens ne m’avaient pas été accordés, car, alors, le contraste entre ma vie extérieure et ma vie intérieure ne retiendrait plus constamment ma douloureuse attention. Si je subissais l’emprise de la misère, si j’avais besoin de faire effort, peut-être oublierais-je parfois le sinistre secret qui réduit sans cesse à néant toutes les hypothèses qu’il fait naître.

Je suis le fils unique de Joël et de Julia Hetman. Le premier était un gentilhomme campagnard aisé ; la seconde, une femme fort belle et accomplie pour laquelle il éprouvait une passion tyrannique et jalouse. La demeure familiale se trouvait à quelques miles de Nashville, Tennessee ; c’est une vaste bâtisse de construction irrégulière, d’architecture bâtarde, un peu à l’écart de la route, dans un grand parc planté d’arbres et d’arbustes.

À l’époque dont je parle, j’avais dix-neuf ans et je faisais mes études à l’université de Yale. Un jour, je reçus de mon père un télégramme rédigé en termes si pressants que, afin de me conformer à ce qu’il exigeait impérieusement de moi, je partis aussitôt pour mon pays natal. Un de mes parents éloignés m’attendait à la gare de Nashville pour m’apprendre la raison de mon rappel : ma mère venait d’être assassinée de façon barbare. Nul ne pouvait imaginer pourquoi ni par qui, mais le crime avait été commis dans les circonstances suivantes.

Mon père était parti pour Nashville, dans l’intention de rentrer le lendemain après-midi. N’ayant pu régler l’affaire en cours, il revint la nuit même et arriva chez lui juste avant l’aube. Quand il fit sa déposition devant le coroner, il expliqua que, n’ayant pas la clé de la porte d’entrée et ne voulant pas réveiller les domestiques, il avait gagné, sans intention bien précise, le derrière de la maison.