Au moment où il contournait un angle de la bâtisse, il entendit le bruit d’une porte refermée doucement, et vit dans les ténèbres la silhouette vague d’un homme qui disparut aussitôt parmi les arbres de la pelouse. Croyant que cet inconnu venait rendre visite en secret à l’une des servantes, il se lança à sa poursuite et fouilla rapidement le parc, mais sans résultat. Alors il entra par la porte qui n’était pas fermée à clé, puis monta à la chambre de sa femme. L’ayant trouvée ouverte, il pénétra à l’intérieur, et, au milieu d’opaques ténèbres, il trébucha contre un objet volumineux sur le plancher et tomba en avant : c’était le corps de ma pauvre mère étranglée par des mains d’homme !

On n’avait rien volé dans la maison ; les domestiques n’avaient entendu aucun bruit ; et on ne découvrit jamais la moindre trace de l’assassin, à l’exception de ces effroyables empreintes de doigts sur le cou de la morte – grand Dieu ! si je pouvais seulement les oublier !

J’abandonnai mes études pour m’installer auprès de mon père. Naturellement, il avait beaucoup changé. Lui que j’avais toujours connu sérieux et taciturne se trouvait maintenant plongé dans un abattement si profond qu’il ne prêtait plus attention à rien. Pourtant, la moindre chose (un bruit de pas, un claquement de porte) faisait naître en lui un intérêt passager : je devrais dire plutôt une inquiétude passagère. À la moindre surprise de ses sens, il sursautait, devenait blême, puis retombait dans une apathie mélancolique plus profonde que jamais. Je suppose qu’il souffrait de ce que l’on appelle “une prostration nerveuse”. Quant à moi, j’étais plus jeune qu’aujourd’hui – ce qui représente un avantage considérable. La jeunesse est une Galilée où l’on trouve un baume pour toutes les blessures. Ah ! que ne puis-je vivre à nouveau dans ce pays enchanté !… En ce temps-là, n’ayant jamais connu la douleur, je ne pouvais évaluer la perte subie par moi, ni mesurer la force du coup qui me frappait.

Quelques mois après ce terrible deuil, mon père et moi regagnions notre logis à pied, par une nuit d’été, après avoir passé la journée à la ville. Depuis déjà trois heures, la pleine lune avait surgi à l’horizon oriental ; un silence solennel régnait dans la campagne ; nous n’entendions que le bruit de nos pas et le crissement incessant des sauterelles. Les arbres en bordure de la route projetaient en travers de la chaussée des ombres noires séparées par d’étroites plages luisantes, d’une blancheur spectrale. Comme nous arrivions près de la barrière de notre maison dont la façade était plongée dans l’ombre et où nulle lumière ne brillait, mon père s’arrêta net et m’étreignit le bras, en murmurant d’une voix presque imperceptible :

— Grand Dieu ! qu’est-ce cela ?

— Je n’entends rien, lui dis-je.

— Mais vois, vois donc ! s’exclama-t-il en montrant du doigt la route devant nous.

— Père, il n’y a rien. Allons, entrons : vous devez être malade.

Ayant lâché mon bras, il se tenait raide et immobile au milieu de la chaussée baignée de clarté lunaire, regardant le vide avec des yeux de fou. Son visage était d’une pâleur et d’une fixité effrayantes. Je le tirai doucement par la manche, mais il avait oublié mon existence. Bientôt, il se mit à reculer pas à pas, sans jamais détourner les yeux de ce qu’il voyait ou croyait voir. Je fis demi-tour pour le suivre, mais je restai sur place, sans trop savoir que faire. Je ne me rappelle pas avoir ressenti la moindre crainte, à moins que la brusque sensation de froid que j’éprouvai n’ait été sa manifestation physique. Il me sembla qu’un vent glacé touchait mon visage et m’enveloppait de la tête aux pieds.

À ce moment, mon attention fut attirée par une forte lumière qui apparut soudain à une fenêtre du dernier étage de la maison. Une servante, éveillée par quelque mystérieuse prémonition, obéissant à une impulsion inexplicable, avait allumé une lampe. Quand je me retournai du côté de mon père, il avait disparu ; et, au cours des années qui se sont écoulées depuis lors, aucun murmure relatant son destin n’a traversé le royaume de l’inconnu pour franchir la frontière des conjectures.

2

Déclaration de Caspar Grattan

 

Aujourd’hui on dit de moi que je suis vivant ; demain, dans cette même chambre, sera étendue une forme d’argile humaine qui n’a que trop longtemps existé. Si quelqu’un soulève le drap qui recouvrira cet objet déplaisant, ce sera uniquement pour satisfaire une curiosité morbide. Certains, sans doute, iront même jusqu’à demander : « Qui était-ce ? » Dans le présent écrit, je fournis la seule réponse que je puisse donner : Caspar Grattan. À coup sûr, ce nom devrait suffire. Il a servi à mes modestes besoins pendant plus de vingt ans d’une vie dont j’ignore toute l’étendue. À vrai dire, c’est moi qui me le suis donné ; j’en avais le droit, faute d’en posséder un autre. En ce monde, il convient d’avoir un nom : cela évite toute confusion même quand cela n’établit pas une identité.