Destinée d’abord à être une maison d’habitation, elle est devenue une fabrique. J’ignore ce qu’on y fait : probablement le genre de choses que l’on fait d’habitude dans les fabriques. Ce que je sais, c’est que, tous les jours sauf le dimanche, elle est pleine de bruit et d’activité : les pulsations d’une grosse machine la font vibrer, et on y entend hurler le bois tourmenté par la scie. Rien n’apparaît jamais à la fenêtre sur laquelle le promeneur fixe un regard plein d’espoir. À vrai dire, la vitre est recouverte d’une telle couche de poussière qu’elle a cessé d’être transparente depuis longtemps. L’homme n’en détache pas les yeux : il se contente de tourner la tête de plus en plus à mesure qu’il laisse la bâtisse de plus en plus loin derrière lui. Arrivé au carrefour suivant, il prend à gauche, fait le tour du « bloc », et revient ensuite jusqu’à un point diagonalement opposé à la fabrique, de l’autre côté de la rue : point par lequel il est déjà passé au cours de son premier trajet qu’il effectue ensuite à rebours en tournant fréquemment la tête par-dessus son épaule droite pour regarder la fenêtre tant qu’elle demeure en vue. Depuis plusieurs années, il n’a jamais modifié son itinéraire ni introduit la moindre innovation dans ses mouvements. Au bout d’un quart d’heure, il se retrouve devant la bouche de sa maison, et une femme, qui est restée debout dans le nez pendant quelques minutes, l’aide à entrer. On ne le voit plus jusqu’au lendemain, à deux heures de l’après-midi.

Cette femme est son épouse. Elle subvient à leurs besoins en faisant des lessives pour les pauvres gens parmi lesquels ils vivent, à des tarifs qui réduisent à néant la concurrence des Chinois.

L’homme a cinquante-sept ans environ, quoiqu’il paraisse beaucoup plus vieux. Il a les cheveux blancs, ne porte pas de barbe et est toujours rasé de frais. Ses mains sont propres ; ses ongles, soigneusement coupés. Ses vêtements ne correspondent pas à sa position sociale, si l’on songe au milieu où il vit et au genre de travail que fait sa femme. En vérité, il est habillé fort correctement, sinon avec élégance. Son chapeau haut de forme n’a jamais plus de deux ans d’âge, aucune pièce ne dépare ses bottines impeccablement cirées. Je me suis laissé dire que le costume qu’il porte au cours de ses sorties de quinze minutes n’est pas celui qu’il porte dans sa maison. Comme tout ce qu’il possède d’autre, sa garde-robe est fournie et entretenue par sa femme qui la renouvelle aussi souvent que le lui permettent ses maigres ressources.

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Trente ans auparavant, John Hardshaw et sa femme habitaient à Rincon Hill, dans une des plus belles résidences de ce quartier alors aristocratique. Il avait exercé autrefois la médecine, mais, après avoir hérité de son père des biens considérables, il s’était désintéressé des maux de ses semblables et avait jugé que la gestion de ses affaires suffisait à l’occuper largement. Lui et sa femme étaient fort cultivés ; ils recevaient chez eux un petit groupe de gens qu’ils jugeaient, en raison de leurs goûts, dignes d’être connus. Aux yeux de ces visiteurs, M. et Mme Hardshaw étaient très heureux ensemble. De toute évidence, la femme aimait passionnément ce mari si beau, si accompli, et elle en était extrêmement fière.

Parmi leurs connaissances se trouvaient les Barwell (le mari, la femme et les deux enfants), résidant à Sacramento. M. Barwell était ingénieur des mines : les devoirs de sa profession l’obligeaient à s’absenter souvent de son domicile et l’amenaient fréquemment à San Francisco. En ces occasions, sa femme l’accompagnait presque toujours et passait la majeure partie de son temps chez son amie, Mme Hardshaw, avec ses deux enfants, pour lesquels Mme Hardshaw, elle-même sans progéniture, ne tarda pas à s’éprendre d’affection. Par malheur, son mari s’éprit d’une affection beaucoup plus forte pour leur mère. Par surcroît de malheur, cette séduisante créature était moins sage que faible.

Un jour d’automne, vers trois heures du matin, à Sacramento, l’agent de police n° 13 vit un homme sortir furtivement par la porte de derrière d’une maison bourgeoise, et l’arrêta aussitôt. L’homme (qui portait un chapeau de feutre et un manteau à longs poils) offrit au représentant de l’ordre cent, puis cinq cents, puis mille dollars, pour prix de sa liberté. Comme son prisonnier n’avait même pas sur lui le montant de la première somme mentionnée, l’agent repoussa son offre avec un vertueux mépris. Avant d’arriver au commissariat, l’homme proposa à son gardien de lui remettre un chèque de dix mille dollars et de rester enchaîné dans les saules au bord de la rivière jusqu’à ce qu’il fût payé.