Et cela ne peut pas être cela.

1- Lettre publiée dans Hahn (41-43) ; Kolb (I, 443-445). Écrite sur des pages de cahier, elle fut remise à son destinataire sans aucune adresse directe – et ne comporte pas non plus de formule de congé ni de signature.
2- Il s’agit vraisemblablement de Charles Louis Philippe, l’écrivain, et du docteur Henri Vaquez.
3- Le défaut de sujet exprimé rappelle l’usage que font de cette forme les Goncourt dans leur Journal, dont la présente lettre est une manière de pastiche.
4- On trouve ici une idée qui alimentera à la fin de la décennie 1900 l’essai contre Sainte-Beuve, de critique de l’explication et du jugement des œuvres littéraires à partir de faits tirés de la vie de leurs auteurs.
5- Proust compare ici Daudet à une diseuse célèbre à Paris dans le troisième tiers du XIXe siècle.
6- Allusion au mariage strictement civil de Léon Daudet, en 1891, avec Jeanne Victor-Hugo.
7- Louise Marguerite May, Mme Charles Lyon-Caen.
8- Le duc de Gramont.
à Reynaldo Hahn
[Début juillet 1896]1
Mon bon petit Reynaldo,
Je vous ai télégraphié ma réponse. Je serais heureux que sans avoir les fatigues d’un nouveau voyage vous puissiez profiter un peu de suite de votre « bonne Allemagne » comme dit la Reine dans Ruy Blas. Je ne suis pas comme les Lemaire hostile à tous les endroits où nous ne pouvons pas être ensemble. Et ravi de vous savoir au calme je souhaite que vous y restiez le plus longtemps possible. Je vous jure que si les rares instants où j’ai envie de prendre le train pour vous voir tout de suite se rapprochaient et devenaient intolérables je vous demanderais de venir ou que vous reveniez. Mais cette hypothèse est tout à fait invraisemblable. Restez là-bas tant que vous y serez bien2. Et je suis content – sans abnégation – que vous restiez. Seulement je serai bien content aussi, ah ! mon cher petit, bien bien content quand je pourrai vous embrasser, vous vraiment la personne qu’avec Maman j’aime le mieux au monde. Pour en finir sur les projets et très vite (car je m’attache à ne rien vous écrire qui puisse vous agacer ou vous ennuyer3) si vous revenez je serai sans doute à Paris ou plutôt à Versailles avec Maman, c’est-à-dire tout près de votre petit Saint-Cloud. Puis à la fin d’août j’irais [sic] avec Maman passer un mois ou un peu plus à la mer, près de votre Villers4, Cabourg par exemple. Si vous aimez mieux Bex, j’irai à Bex avec Maman, ou peut-être sans elle, mais alors je crois qu’il faudra tout de même que j’aille avec elle à la mer qui je crois lui fera du bien. Mais peut-être beaucoup d’air élevé pourra-t-il le lui remplacer. D’ailleurs elle ne veut passer qu’un mois avec moi voulant le reste du temps que je me « distraie ». Seulement préférez-vous Bex à un autre endroit de Suisse. Si oui c’est convenu sinon on me dit que c’est si chaud, si brûlant. Et puis si nous ne pouvons pas nous voir du tout nous penserons l’un à l’autre. Pour les Lemaire je crois qu’elles partiront sous peu pour Dieppe. Puis Mme Lemaire compte louer quelque chose vers Versailles (mais tout cela est excessivement vague et « si vous voulez que je vous dise » je crois qu’elle ira à Réveillon) (où Mlle Suzette qui ne peut laisser seule sa « pauvre vieille tante5 » est décidée à aller de toutes façons) (ici noter que Mme Lemaire qui se porte mal à Réveillon et ne peut y travailler hésite terriblement de peur d’ennuyer sa fille, tandis que sa fille n’a même pas songé une minute à abandonner Réveillon. Je le remarque seulement et il ne faudrait pas conclure que je trouve la mère meilleure que la fille, car elles sont bonnes toutes deux et la fille est malgré tout plus tendre). Mais elles sont parfaitement résignées à ne pas nous voir cet été. Seulement je crois que cela leur ferait plaisir si en octobre nous allions soit à Réveillon soit à la propriété de Mme Lemaire6. Tu te serais tordu si tu avais assisté hier au retour de Clairin (très changé de mine le pauvre homme) (et à qui comme un petit menteur j’ai dit que tu m’avais demandé de ses nouvelles dans ta dernière lettre). Notre Édouard7 ayant blagué Clairin à Mme Lemaire elle le prend en pitié et le pauvre homme était déçu à voir tous ses souvenirs de flammes sur l’Égypte aller s’éteindre un à un au bord de Mme Lemaire immobile comme un lac souriant et perfide. Malgré cela au bout de quelque temps elle s’est mise à écouter avec cet air de sérieux profond que donne une profonde distraction, ses récits d’art. Ou plutôt je crois bien qu’elle écoutait et cela donnait à peu près ceci :
Clairin : « Car vous savez les Grecs, leur ont tout pris, je parle des Grecs d’Ionie. »
Mme Lemaire : « Oui, oui. »
Clairin : « Et alors on sort des têtes qui ressemblent toutes à ces têtes trop minces de la quatrième dynastie qui sont au musée de Sienne. »
Mme Lemaire : « Oh ! ça oui, ça doit être curieux. »
Clairin : « Et leur Sphinx qu’ils appellent le Père de la Terreur. »
Mme Lemaire : « Oui, oui. »
Clairin : « Il est bien nommé et ils se rendent si bien compte de cette impression qu’on a sous ce ciel d’Égypte. »
Mme Lemaire, interrompt au nom d’Égypte : « Oui, oui. »
Clairin, reprenant : « Sous ce ciel d’Égypte, des nuits d’Égypte, où il semble que les étoiles vont tomber, que dans leurs peintures ils peignent leurs étoiles suspendues à une ficelle. »
Mme Lemaire : « Oui, ça doit être curieux ça, ça doit même être (appuyant) très curieux... (Silence, en souriant :)... notre Jotte8... riant plus etc.
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