etc. »

Mme Lemaire a été ravie de la fête des Castellane. Au fond je ne sais pas très bien ce que ça a dû être. Mme Lemaire m’a dit : « C’était tout à fait comme au grand siècle, vous savez, du pur Louis XIV. »

Mme de Framboisie m’a dit : « On se serait cru à Athènes » et notre Tur9 dit dans Le Gaulois « On se serait cru au temps de Lohengrin. » Vous comprenez que je n’aie pas des idées trop exactes sur l’époque que le « jeune Comte » a reconstituée10. Le Gaulois a été à ce propos plein de perles. Par exemple vous savez que pour dire que l’armée doit céder aux lois de la magistrature, les Latins disaient « cedant arma togae » la toga étant le vêtement des hommes occupant des fonctions de ce genre, Meyer raconte que dans le ballet dansé à la fête Castellane, des guerriers terribles paraissent, mais bientôt de belles jeunes femmes se joignent à eux, les désarment et notre Tur s’écrie : Cedant arma togae ! Je n’ai pas la place de tout vous dire je n’ajoute que ceci. Vous savez qu’à cette fête il y avait trois mille personnes. Le Figaro ajoute solennellement : « Tout le grand monde parisien était là. Nous ne donnerons aucun nom. Car si le grand monde était là tout entier c’était incognito, à cause de la mort de monseigneur le duc de Nemours. » Comme ils ne portaient pas de masque, je me demande en quoi consistait l’incognito. Et c’est un bon truc pour aller dans le monde en étant en deuil. J’aurais mille autres choses à vous dire mais il se fait tard et je vous embrasse de tout mon cœur en vous priant d’embrasser votre sœur Maria.

Marcel.

Maman n’est pas trop mal. Elle me paraît prendre le dessus de son immense chagrin11 avec plus de force que je n’espérais.

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1- Lettre publiée dans Hahn (57-60) ; Kolb (II, 88-92).

2- Due à Philip Kolb, la première édition de la présente lettre, que nous reprenons, comporte ici une lacune – qui sera ultérieurement comblée par Philip Kolb lui-même : « De temps en temps seulement mettez-moi dans vos lettres, rien de mosch, pas vu de mosch, parce que bien que ce soit sous-entendu par vous, je serai plus content que vous le disiez quelque fois » (Kolb, II, 88). À partir du milieu des années 1890, Marcel Proust recourt parfois dans sa correspondance à une langue déformée, parodique, et cela notamment lorsqu’il s’adresse à Reynaldo Hahn (cf. par exemple, infra, p. 123-124). Le terme « mosch » signifie sans doute « homosexuel ».

3- Même chose ici : « , n’ayant pas la faculté à distance de vous apaiser par mille petites gentillesses de poney que je garde pour le retour » (Kolb, II, 88) – sur le sens à réserver au mot « poney », voir supra, p. 58, note 4.

4- Villers-sur-Mer, dans le Calvados.

5- Sans doute Mme Herbelin, tante de Madeleine Lemaire et grand-tante de Suzette.

6- Nouvelle coupe : « et j’avoue mon cher petit que je crois que ce serait assez amour (ici Reynaldo : “Qu’est-ce que tu as dit : assez amour ? ai-je bien entendu ?)” » (Kolb, II, 89).

7- Édouard Risler, pianiste virtuose.

8- Diminutif de Georges Clairin.

9- Diminutif d’Arthur Meyer.

10- Il est ici question de la fête donnée par Boni de Castellane et sa femme, le 2 juillet 1896, au bois de Boulogne, et dont la presse contemporaine fit un commentaire détaillé.

11- Allusion à la mort du père de Mme Proust, survenue le 30 juin 1896.

à Reynaldo Hahn

[Été 1896]1

Notre amitié n’a plus le droit de rien dire ici, elle n’est pas assez forte pour cela maintenant. Mais son passé me crée le devoir de ne pas vous laisser commettre des actes aussi stupides aussi méchants et aussi lâches sans tâcher de réveiller votre conscience et de vous le faire sinon avouer – puisque votre orgueil vous le défend – au moins sentir, ce qui pour votre bien est l’utile. Quand vous m’avez dit que vous restiez à souper ce n’est pas la première preuve d’indifférence que vous me donniez. Mais quand deux heures après, après nous être parlé gentiment, après toute la diversion de vos plaisirs musicaux, sans colère, froidement, vous m’avez dit que vous ne reviendriez pas avec moi, c’est la première preuve de méchanceté que vous m’ayez donnée. Vous aviez facilement sacrifié, comme bien d’autres fois, le désir de me faire plaisir, à votre plaisir qui était de rester à souper. Mais vous l’avez sacrifié à votre orgueil qui était de ne pas paraître désirer rester à souper. Et comme c’était un dur sacrifice, et que j’en étais la cause, vous avez voulu me le faire chèrement payer. Je dois dire que vous avez pleinement réussi. Mais vous agissez en tout cela comme un insensé. Vous me disiez ce soir que je me repentirais un jour de ce que je vous avais demandé2. Je suis loin de vous dire la même chose. Je ne souhaite pas que vous vous repentiez de rien, parce que je ne souhaite pas que vous ayez de la peine, par moi surtout. Mais si je ne le souhaite pas, j’en suis presque sûr. Malheureux, vous ne comprenez donc pas ces luttes de tous les jours et de tous les soirs où la seule crainte de vous faire de la peine m’arrête. Et vous ne comprenez pas que, malgré moi, quand ce sera l’image d’un Reynaldo qui depuis quelque temps ne craint plus jamais de me faire de la peine, même le soir, en nous quittant, quand ce sera cette image qui reviendra, je n’aurai plus d’obstacle à opposer à mes désirs et que rien ne pourra plus m’arrêter. Vous ne sentez pas le chemin effrayant que tout cela a fait depuis quelque temps que je sens combien je suis devenu peu pour vous, non par vengeance, ou rancune, vous pensez que non, n’est-ce pas, et je n’ai pas besoin de vous le dire, mais inconsciemment, parce que ma grande raison d’agir disparaît peu à peu.