Tout au remords de tant de mauvaises pensées, de tant de mauvais et bien lâches projets je serai bien loin de dire que je vaux mieux que vous. Mais au moins au moment même, quand je n’étais pas loin de vous et sous l’empire d’une suggestion quelconque je n’ai jamais hésité entre ce qui pouvait vous faire de la peine et le contraire. Et si quelque chose m’en faisait et était pour vous un plaisir sérieux comme Reviers, je n’ai jamais hésité. Pour le reste je ne regrette rien de ce que j’ai fait. J’en arrive à souhaiter que le désir de me faire plaisir ne fût pour rien, fût nul en vous. Sans cela pour que de pareilles misères auxquelles vous êtes plus attaché que vous ne croyez aient pu si souvent l’emporter il faudrait qu’elles aient sur vous un empire que je ne crois pas. Tout cela ne serait que faiblesse, orgueil, et pose pour la force. Aussi je ne crois pas tout cela, je crois seulement que de même que je vous aime beaucoup moins, vous ne m’aimez plus du tout, et cela mon cher petit Reynaldo je ne peux pas vous en vouloir.

Et cela ne change rien pour le moment et ne m’empêche pas de vous dire que je vous aime bien tout de même. Votre petit Marcel étonné malgré tout de voir à ce point –

Que peu de temps suffit à changer toutes choses3

et que cela ira de plus en plus vite. Réfléchissez sur tout cela mon petit Blaise4 et si cela nourrit votre pensée de poète et votre génie de musicien, j’aurai du moins la douceur de penser que je ne vous ai pas été inutile5.

Marcel.

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1- Lettre publiée dans Hahn (55-56), Kolb (II, 100-102).

2- Selon Philip Kolb, Marcel Proust aurait obtenu du destinataire, quelques jours avant la présente lettre, la promesse qu’il lui dirait « tout » ; voir Kolb, II, 102, note 3 appelée p. 100.

3- Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres, « Tristesse d’Olympio ».

4- Allusion à Pauvre Blaise, roman de la comtesse de Ségur.

5- Ici manque la phrase suivante : « Votre petit poney qui après cette ruade rentre tristement tout seul dans l’écurie dont vous aimiez jadis à vous dire le maître » (Kolb, II, 101). Sur le sens à donner au mot « poney », voir supra, p. 58, note 4.

à Reynaldo Hahn

Établissements Thermal & Casino
 Mont-Dore (Puy-de-Dôme),
 Le ... [août] 189[6]1

Mon cher petit Reynaldo

 

Si je ne vous télégraphie c’est pour éviter si vous êtes parti qu’on ne décachète ma dépêche. Et pourtant je voudrais bien que vous le sachiez tout de suite. Pardonnez-moi si vous m’en voulez, moi je ne vous en veux pas. Pardonnez-moi si je vous fais de la peine, et à l’avenir ne me dites plus rien puisque cela vous agite. Jamais vous ne trouverez un confesseur plus tendre, plus compréhensif (hélas !) et moins humiliant, puisque, si vous ne lui aviez demandé le silence comme il vous a demandé l’aveu, ce serait plutôt votre cœur le confessionnal et lui le pécheur, tant il est aussi faible, plus faible que vous. N’importe et pardon d’avoir ajouté par égoïsme comme vous dites aux douleurs de la vie. Et comment cela ne serait-il pas arrivé ? Il serait peut-être grand, il ne serait pas naturel de vivre à notre âge comme Tolstoï le demande. Mais de la substitution qu’il faudrait faire ici, du petit détour pour rentrer enfin dans la vie, je ne puis vous parler, car je sais que vous ne l’aimez pas et que mes paroles seraient mal écoutées. Ne craignez nullement de m’avoir fait de la peine. D’abord ce serait trop naturel. À tous les moments de notre vie nous sommes les descendants de nous-mêmes et l’atavisme qui pèse sur nous c’est notre passé, conservé par l’habitude. Aussi la récolte n’est pas tout à fait heureuse quand les semailles n’ont pas été tout à fait pures de mauvais grains. « Le raisin que nos pères mangeaient était vert et nos dents en sont agacées » dit l’Écriture2. Mais d’ailleurs je ne suis nullement agité. Ou plutôt je me trompe. Je suis un peu agacé de ce qui arrivera à Chicot3 et je voudrais que s’il doit mourir, le roi sût au moins tout ce qu’il a fait pour lui. Si j’avais des peines, elles seraient effacées par le plaisir qu’a pour le moment Bussy. Et plaisirs ou peines ne me paraîtraient pas beaucoup plus réels que celles du livre, dont je prends mon parti. Je n’ai donc nul trouble, une extrême tendresse pour mon chéri seulement à qui je pense comme je disais quand j’étais petit de ma bonne, pas seulement de tout mon cœur, mais de tout moi.