La gentille Mlle Suzette4 m’a écrit l’autre jour une charmante lettre et comme on dit d’un grand intérêt. Mais comme elle aime à être plainte. Elle vous disait qu’elle ne m’avait pas laissé voir son chagrin, mais elle m’écrit qu’elle vous dissimule sa détresse. Il y a trop d’artifice dans tout cela. On voudrait qu’elle relise La Mort du loup de Vigny.

Prier, crier, gémir est également lâche

... Souffre et meurs sans parler

(Ce n’est pas très exactement cité)5. Je reconnais que c’est d’une sagesse stoïque qui n’est pas très bonne au fond pour personne mais surtout qu’on ne peut exiger d’une jeune fille, excepté dans Corneille. Mais vraiment que dites-vous de ce truc de vous dire qu’elle me cache son chagrin et vice versa. Elle me fait l’effet d’une personne qui tournerait le dos pour qu’on ne voie pas qu’elle pleure, mais après qu’elle se serait assurée qu’on l’apercevra dans la glace. Calcul habile qui fait qu’elle sera à la fois plainte pour sa douleur, et admirée pour son héroïsme. Elle n’a pas l’âme si vilaine et tout cela est sans doute sans grand calcul, et j’espère, naturel. Mais il faut avouer que chez elle le naturel est parfois bien affecté. Tout cela revient aux scènes de théâtre : « Qu’avez-vous, ma mère ? » « Moi rien, un instant de faiblesse... la trop grande chaleur... ces roses, mais mon fils vous voyez bien que je ne me suis jamais si bien portée, que je n’ai rien, rien, rien » et elle tombe morte, au moins... ou « que je n’ai jamais été si gaie, d’une gaîté, d’une gaîté » et elle fond en sanglots. Gardons-nous mon chéri de ne plaindre la douleur que sous les formes qui nous sont le plus sympathiques et qui nous gênent d’ailleurs le moins, mais n’imitons jamais l’appareil théâtral ou les démonstrations artificielles de peines souvent imaginaires. Je ne vous ai pas télégraphié que je revenais demain de peur de vous empêcher d’aller à Villers. J’ai d’autant mieux fait que je vais peut-être persister malgré le découragement de Maman qui veut absolument me ramener. Nous accusions à tort ce traitement. La cause est que partout ici on fait les foins. Vous connaissez trop la Sévigné pour ne pas savoir ce que c’est que le fanage6. C’est une jolie chose mais qui me fait mal. Il y avait ici Mme Conneau avec qui j’ai été invité à dîner chez un Dr Shlemmer7 à qui Hillemacher8 a dédié une mélodie et qui a appris l’harmonie. Je me méfie mais il est bien intelligent. Ce n’est pas lui qui me soigne. Je suis au milieu du second volume de La Dame de Monsoreau et j’avance, mais plus lentement, dans Les Confessions de Rousseau. Aujourd’hui je suis tout musique et j’aimerais vous entendre me chanter

 

Des Saints l’invisible main,

 

et bien d’autres choses.

Vous avez dû recevoir trois Plaisirs et les Jours, un pour vous (qui n’est pas un cadeau) j’ai dit à Calmann de vous l’envoyer à ses frais, un pour votre sœur Élisa, et un pour votre cousine9. J’ai travaillé un petit peu ces deux jours-ci. Je n’ai rien décidé pour mes vingt-huit jours. Dites-moi dans votre prochaine lettre si, d’après ce que je vous ai dit, vous acceptez ou non d’être délié des petits serments, et si en septembre vous iriez volontiers en Suisse ou ailleurs.