Sans cela je profiterai peut-être de la présence de M. de Kertanguy, l’ami de Maugny à Thonon, pour voir pour les Assurances Générales. D’autre part (je ne lui ai rien donné depuis des mois) la situation me paraît si grave que je crois que tu devrais lui envoyer en ton nom vingt-cinq francs en lui disant d’attendre à Renaison que je lui écrive (c’est Renaison Loire M. Pierre Poupetière). Enfin pour Mlle Bailby tu ne me dis rien. Je ne sais quand elle se marie, n’ose écrire. Je t’en prie, vois, et que nos lettres ne se croisent pas dans le vague mais se répondent les unes aux autres. Les tiennes me font un plaisir infini ; écourte-les pour ne pas te fatiguer. À chaque instant je te remercie mentalement de penser ainsi à moi et de me faire la vie si facile et qui serait si douce si j’étais tout à fait bien. Je le suis aujourd’hui à peu près. Embrasse Papa et Robert pour moi. Dis bien des choses à Eugénie et aux Gustave7 et que je ne les ai pas trompés dans l’Affaire, que si Dreyfus était un traître ces juges si hostiles ne seraient pas revenus sur la condamnation de 94 en abrégeant de tant d’années sa captivité et en la rendant plus douce et moins étroite – et que deux n’auraient pas voulu sa réhabilitation. M. de Polignac m’a dit que le Petit Bleu8 à Bruxelles avait paru encadré de noir. Chevilly m’écrit que dans un château près de Lyon où il était on a voulu boire du champagne et illuminer pour fêter la condamnation mais on a fait observer qu’elle était trop sévère pour pouvoir triompher. As-tu vu le Forain ? Dans le même Écho9 il y a un Lemaître bien troublant comme d’ailleurs le Barrès du verdict10 aussi médiocre que celui que je t’avais donné était beau, mais d’une apparente sincérité, d’une conviction qui me désole. Si tu apprends des détails dis-les-moi. Il paraît que Chauvelot est plus violent que les plus violents dreyfusards. M. Pina m’a demandé de vos nouvelles. J’ai frémi en pensant combien tu avais dû te livrer devant Antoine11 quand il t’a annoncé la nouvelle. J’ai vu avec plaisir que Jaurès avait dit à un de ses amis qui voulait lui parler de la condamnation : pas un mot dehors, quand nous serons chez nous. J’ai vu chez M. Cottet La Petite République dont la manchette excellente portait à peu près : Arrêt de lâcheté, pourquoi des circonstances atténuantes.

Mme Deslandes vient d’être très malade et en profite pour demander que je lui écrive longuement.

Reporte-toi à la page 2 de ma lettre. À une ligne de distance tu verras Polignac écrit trois fois et avec deux P différents (dédié aux graphologues et à Bertillon, dirait un journal12). Et pourtant ma lettre n’est pas un document forgé. À propos de Bertillon dans un jeu de petits papiers chez les Brancovan on a demandé des détails circonstanciés sur Bertillon (je n’y étais pas mais c’est Constantin qui me l’a raconté). Mme de Noailles a répondu « je ne sais pas, je n’ai jamais koutché avec lui ». Le mari voit cela, le frère le raconte. Évidemment cela ne se passerait ni chez les Gomel ni chez le père de Waru. Il est vrai que le verdict n’y serait pas accueilli par des sanglots.

Mille tendres baisers

Marcel.

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1- Lettre publiée dans Mère (111-115) ; Kolb (II, 310-314).

2- L’Union pour l’action morale, revue fondée en 1892 par Paul Desjardins.

3- Le 9 septembre 1899, le Conseil de guerre de Rennes, saisi de l’affaire Dreyfus, avait rendu un arrêt déclarant la culpabilité de l’accusé, lui reconnaissant toutefois des circonstances atténuantes.

4- Alexandre de Caraman-Chimay.

5- Hélène Bassaraba de Brancovan, princesse Alexandre de Caraman-Chimay.

6- Robert Proust, frère de Marcel.

7- Nous n’avons pas identifié les « Gustave ».

8- Découvert en 1896, le « petit bleu » – une carte-télégramme de couleur bleue – permit d’établir la culpabilité du commandant Estherazy dans l’affaire d’espionnage au profit de l’Allemagne qui s’était d’abord conclue par la condamnation de Dreyfus.

9- Allusion à L’Écho de Paris du 12 septembre 1899, dans lequel figurent une charge de Forain contre Joseph Reinach et un article de Jules Lemaitre approuvant l’arrêt de condamnation du Conseil de guerre de Rennes.

10- Allusion à un article de Barrès paru dans Le Journal du 11 septembre 1899, appelant à « aimer ceux qui [...] châtièrent » le traître.

11- Peut-être Antoine Bertholhomme, concierge.

12- Allusion à l’intervention d’Alphonse Bertillon, chef du service de l’identification à la Préfecture de police de Paris, pour faire accuser Dreyfus dès son premier procès.

à Marie Nordlinger

[Mars 1900]1

Je suis plus touché que je ne peux vous dire de votre gentillesse pour moi. Mais je ne vous permets plus de m’envoyer un seul article de journal2. Autant les indications que vous me donnez et qui me permettent de m’en procurer me sont précieuses, autant je suis ennuyé de recevoir toutes ces choses qui me feraient plus de plaisir si la peine de se les procurer était pour moi et non pour vous3. Donc si vous m’envoyez désormais autre chose que des indications, ce sera de la désobéissance, mot qui n’implique de ma part aucune prétention, croyez-le, mais la croyance au droit d’autorité réciproque que confèrent l’une à l’autre et réciproquement deux personnes qui sont en sympathie.

Vos vers sont charmants et évoquent dans mon souvenir le délicieux bouquet de printemps que vous m’avez rapporté une fois d’une excursion que vous aviez faite et que ma fièvre des foins m’a empêché d’imiter. Mais vous êtes poète et vous n’avez pas besoin d’aller dans les champs pour rapporter des fleurs.