C’est là que la parole de l’épistolier, soustraite à l’expertise du sens commun et des heures, touche à ce qu’exige et promet la littérature. Il s’agirait de s’écrire pour être lu par d’autres que ceux auxquels on feint de s’adresser, ce dont une lettre de lendemain de rupture adressée par Proust à son chauffeur et secrétaire – intime ami – Alfred Agostinelli, en mai 1914, nous fournit l’exemple parfait : jamais ouverte par l’infortuné jeune homme, qui devait disparaître avant de la recevoir, elle revint à l’envoyeur et demeura tout à fait le soliloque où celui-ci avait enfermé sa justification – émaillée d’un brutal : « je ne vous explique pas31 » –, puis fut largement reprise dans Albertine disparue, et offerte au regard universel en devenant roman32.

Temps d’écrire

Alors il n’y a plus lieu de douter, de suspendre, mais d’interdire et de défendre. La lettre, « ce second visage qu’un être montre quand il est absent33 », n’offre pas seulement la possibilité d’exister au monde malgré la conspiration des crises d’étouffement, du sommeil décalé et de la maladie, mais le moyen de justifier tout à la fois le régime et le mystère de cet isolement, jusqu’au silence : « L’état de ma santé ne me permet pas malheureusement de vous dire longuement (il m’est même tout à fait défendu d’écrire)34 », affirme Proust en 1906, à quelques mois des premières esquisses de ce qui va devenir la Recherche. Écrire que l’on n’écrit pas, c’est se réserver pour d’autres travaux.

Car il y a concurrence. Proust s’émerveille de lettres qu’on lui envoie, pour lesquelles il n’a de cesse d’imaginer quelque recueil « tiré à bien des exemplaires35 », quelque « édition soignée36 », et l’intérêt « durable37 » du plus large public dès lors qu’elles lui seraient données à lire. Veut-il encourager les débuts d’un ami ? Veut-il le persuader de ses ressources inexploitées dans l’art d’écrire ? Ce qu’il en reçoit au courrier peut suffire. « On n’écrit pas certaines choses dans une lettre sans donner par là une première preuve qu’on est capable de plus hautes réalisations38 », répond-il en 1919 à son admiratrice Violet Schiff, dont le mari est lui-même romancier en herbe, et abondant épistolier. Et de tâcher de convaincre Étienne de Beaumont, sur un seul mot de deux pages, du talent qu’il pourrait faire éclater à condition de « secouer39 » sa lassitude, tout comme le charmant et léger Porel, fils de Réjane, que telle missive qu’il vient de lui adresser est « le plus beau fruit d’un travail littéraire40 ». Mais l’entraînement ici exalté, l’oubli des rôles et des frontières, rencontrent une limite : confiant à Maurice Duplay, en 1905, le regret qu’il a d’être « plus écriveur de lettres » que son vieux camarade, et « hélas moins écrivain »41, Proust ressent l’embarras de ses propres facilités – où perce la crainte, devenue obsession chez un homme arrivé sans œuvre au milieu de sa vie, d’avoir sacrifié tout son talent au commerce privé, à la mondanité.

L’idée d’une rivalité économique l’emporte en effet sur celle d’une divergence de goût, ou d’aptitude. Il reste quelque chose d’un soupçon d’échec, et à tout le moins la reconnaissance d’un irréductible contraste lorsque, plus tard, Proust témoigne auprès de Schiff que d’aucuns, « dans l’histoire littéraire [...], se sont plus exprimés par la correspondance avec un certain être, que par la fiction ou la critique42 ». Aussi Proust s’interroge-t-il jusqu’à sa mort sur l’opportunité de réserver, pour le consacrer à la correspondance, si peu du temps ou de la force physique nécessaires au seul chantier qui vaille. « Georges je suis si épuisé d’avoir commencé Sainte-Beuve, marque-t-il à son ami Lauris au début de l’été 1909, que je ne sais ce que je vous écris43 » – épuisement dont il détaille le concret tableau, à quelques mois de là, à l’attention de Max Daireaux : « le roman auquel je me suis enfin mis me fatigue à ce point le poignet que je n’écris plus de lettres...44 ». Ces derniers mots, dans leur provocante contradiction, signalent une rupture. Dès le jardin, au collège, en vacances, à l’âge des fantaisies lycéennes, dans le monde, au milieu des Plaisirs et les Jours, à l’époque du Santeuil et de Ruskin, avant comme après la mort de ses parents, pendant la genèse du Contre Sainte-Beuve puis de la Recherche, avant la Guerre, pendant la Guerre, après la Guerre, jusque quelques jours avant sa mort en 1922, sans jamais ou presque la moindre trêve, Marcel Proust écrit à ses proches, à sa famille, à ses amis, à ses éditeurs, aux quelques défenseurs de ses livres, à leurs quelques ennemis et à tant d’indifférents, à toute une foule d’experts et d’expertes de choses d’art et d’amour, de coquetterie et de finance. Mais l’enfant, le jeune homme, le reclus enfin ne sont pas, souligne-t-il, l’écrivain, le romancier ou l’essayiste qu’ailleurs, dans le silence conquis sur le siècle et ses devoirs, il est appelé à devenir.

Tant de correspondances

La multiplication sans précédent des éditions de lettres, suivant le progrès général de la librairie au XIXe siècle, n’y est sans doute pas étrangère45 : Proust se prépare et prépare son œuvre à subir l’enquête qui ne manquera d’être un jour conduite, à partir de tout ce qu’on trouvera écrit de sa main, parmi les liasses de papiers qu’il aura laissés, jusque et y compris ses échanges de caractère intime. De fait, la découverte récente de fonds de correspondances des XVIIe et XVIIIe siècles, la révision des séries les plus célèbres grâce au retour méthodique aux manuscrits – suivant l’exemple des travaux de Régnier sur Mme de Sévigné – contribuent alors à asseoir la légitimité de ce que les maîtres de la critique, Sainte-Beuve, Barbey d’Aurevilly ou les Goncourt ont naguère reconnu et imposé comme un genre. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ce qu’on va bientôt appeler la « littérature épistolaire46 » s’est en outre enrichi de contributions de plus en plus contemporaines, jusqu’à frôler l’actualité. Un ensemble de lettres de Paul-Louis Courier a été livré à la curiosité publique vingt-sept années seulement après la mort de l’écrivain, délai raccourci à treize ans pour Stendhal, six pour Balzac, quatre pour Lamennais.

Le vertige d’une histoire qui rattrape l’époque se creuse encore sous le regard nouveau porté à la matière, ces traces des temps et de la vie privée autrefois négligées, désormais interrogées au titre de la chronique et de la littérature, où c’est bientôt l’individu qui est saisi. La vivacité, le naturel prisés dans la littérature épistolaire, s’ils se rattachent au goût d’un esprit vif et léger considéré comme caractéristique de l’Ancien Régime – âge d’or des correspondances –, à partir de l’époque romantique sont appréciés en ce qu’ils permettent d’accéder au moi profond de l’écrivain. Aussi les correspondances constituent-elles un terrain d’application privilégié pour la méthode de Sainte-Beuve, d’explication de l’œuvre par l’homme, entre toutes exécrée par Proust.

Celui-ci, s’il ne dissimule pas sa curiosité devant la face quotidienne, ainsi révélée, de quelques-uns de ses auteurs de prédilection – Stendhal, Michelet, Ruskin – et de beaucoup d’autres – Victor Hugo, Marceline Desbordes-Valmore, Fromentin –, jusqu’à quelques hommes illustres, étrangers à la littérature – ainsi Félix Mendelssohn47 –, sent la déception le gagner, voire le dégoût. Affirmant que Mérimée, dont il a lu les lettres à Gobineau, « remonte dans [s]on estime48 », ou que celles de lady de Grey la lui font admirer « prodigieusement49 », Proust se montre moins indulgent dès que la critique entreprend d’élever les correspondances d’écrivains à la hauteur de leur œuvre principale. C’est ce qui se produit notamment avec les lettres entre Emerson et Carlyle, signalées comme un monument « plus grand qu’eux-mêmes » dans la Nouvelle Revue Française d’avril 1913, et que Proust juge, pour ce qui concerne celles d’Emerson, écrites « avec ennui », sans « rien de lui-même »50 – où il faut entendre : sans rien de ce qui fait le poète. Plus net encore est le jugement appliqué à la correspondance de Flaubert, dont l’éditeur Conard a achevé en 1910 une première édition complète en cinq séries et qui alimente débats et admirations dans l’immédiat après-guerre : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître, note Proust au sujet de l’auteur de Madame Bovary, c’est la médiocrité de sa correspondance », où l’on peinerait à « reconnaître, avec M. Thibaudet, les “idées d’un cerveau de premier ordre” »51. Quant à ce qui regarde enfin les lettres de Mme de Sévigné, dont le culte réunit tout ensemble la mère de Marcel Proust, la mère et la grand-mère du Narrateur – sans parler des personnages de la Recherche, Mme de Villeparisis ou Legrandin, qui s’interrogent sur la personnalité de la marquise, et des références à son style que Proust multiplie dans de brefs pastiches52 –, il est de fait qu’elles demeurent impénétrables à l’écrivain comme à son héros. Car la complicité de l’épistolière avec sa fille, Mme de Grignan, qui fixe la trame et l’horizon de leurs échanges, en réduit la portée en tant que trésor d’observation et monument littéraire. Un trait le signale, le goût qu’a Proust de citer à de si nombreuses reprises et jusque dans son livre, pour y reconnaître à son égard comme à celui du Narrateur le jugement de leurs mères, l’inhabituelle mention que Mme de Sévigné fait de son fils dans une lettre de mai 1680, où éclate plus qu’une défiance irritée, une distante haine muée en mépris : « Il trouve le moyen de perdre sans jouer, de gâcher sans sortir et de se ruiner sans paraître53. » Entre souvenirs d’enfance, tirades domestiques et définitif mystère d’une fusion entre femmes, nous sommes ici loin de l’art, dans le domaine de l’émotivité familiale.

Potins

Que Proust désirât, quant il aurait pu l’obtenir, la destruction des lettres qu’il avait écrites, on hésiterait pourtant à l’affirmer. Bien avant la Recherche, dans un passage du manuscrit de Jean Santeuil, il déplorait déjà que la fausseté de la vie la plus sincère pût faire que « telle lettre ou telle parole de compliment d’un France ou d’un Daudet, compliment qui porte la marque de leur suprême intelligence, f[î]t l’effet de la photographie d’un souverain avec sa signature et ses armes chez son usurier54 ». Mais le dépit de demeurer, devant les traces laissées par les maîtres, au seuil de ce qui fait leur grandeur, ne suffisait à renverser l’implicite résolution de les suivre, de se risquer à laisser derrière lui les mêmes traces et de s’exposer comme eux à être mal compris : « nous nous excusons en lisant des lettres même de Flaubert qui (celles à George Sand ou sur Renan) ne sont évidemment pas plus sincères et qui nous font trembler en pensant à ce que croiront de nos idées littéraires ceux qui plus tard retrouveront certains articles ou, si notre correspondance était publiée, liraient certaines lettres55 ». Il est constant que Proust, prompt dans ses lettres à décréter le « tombeau » synonyme de l’exigence du secret le plus absolu de la part du destinataire56, voire à réclamer, pour plus de sûreté, leur restitution, enfin à déplorer l’absence d’intérêt de ce qu’il pouvait écrire aux uns et aux autres, ne prit aucune disposition pour empêcher que tout cela fût jamais répandu. S’il disait souhaiter que ne soit conservée ni a fortiori publiée aucune correspondance de lui57, et si à quelques mois de sa mort il entreprit de consulter différentes personnes au fait des lois sur le sujet, un ami avocat ou encore le dramaturge Henry Bernstein, il ne s’engagea guère dans le sens de l’interdiction58.

Et même, un peu : au contraire.