Lucien Daudet s’est rappelé qu’à l’époque reculée de sa première amitié avec Proust, au milieu des années 1890, on conservait déjà, pour les classer « parmi les “autographes” » de famille, les nombreuses lettres reçues de « ce jeune homme inconnu »59. Les lettres, les siennes en particulier, étaient faites pour être gardées : Proust lui-même y insiste lorsqu’en 1914 il renvoie Maurice Barrès à un précédent courrier vieux de trois ans60, ou encore lorsque, devant travailler à la préface du livre de Jacques-Émile Blanche, Propos de peintre, il demande à l’artiste de lui retourner certaines lettres qu’il lui a adressées, car elles pourront lui servir de « point de repère de [s]es impressions61 ». Gardées, voire publiées : Robert de Montesquiou en 1908 et en 1919, Jacques-Émile Blanche en 1921 placèrent dans des livres des pages que Proust leur avait écrites « dans le privé62 », sans que celui-ci s’y opposât nettement. Aussi les recommandations de discrétion ou d’abstention doivent-elles être interprétées comme de simples mises en garde, lancées à tel ou tel détenteur de choses de lui, contre la tentation de se sentir fondé à parler en son nom, et encore, plus généralement, comme une protestation de retenue et de dignité à l’attention de tous ceux pour qui, à l’instar d’André Gide jusqu’en 1914, l’auteur de Swann était encore « celui qui fréquente chez Mme X et Z – celui qui écrit dans Le Figaro63 ».
Les péripéties éditoriales qui suivraient sa mort devaient cependant justifier l’inquiétude : les lettres de Marcel Proust allaient parasiter son œuvre tant que ne serait pas connue cette masse énorme et singulière qui les rend irréductibles aussi bien à une simple rançon sociale qu’à un banc d’essai pour le roman – « On ne trouvera ici aucune allusion [...] aux potins de la vieille douairière de la correspondance64 », tranche Samuel Beckett, en 1930, dans l’avant-propos de son étude sur l’écrivain. Proust mort encore jeune, dans l’étonnement d’une notoriété immense et brusque, nombre de celles et de ceux qui l’avaient connu ou approché à une époque de sa vie lui survivaient, soucieux de livrer tout ensemble les messages qu’ils avaient reçus et leurs souvenirs personnels. Dès 1926, Robert Dreyfus présentait son propre lot, non sans trier et tailler au motif de discrétion et de décence, suivi bientôt par Lucien Daudet, et d’autres. Des lettres circulaient, revenant à la famille ou vendues à des tiers, avancées parfois comme les preuves d’inattendus secrets sur l’homme – ainsi, qu’il eût été, laissait entendre Louisa de Mornand, son amant –, interprétées de façon approximative par des témoins périphériques qui se voyaient tous les modèles de personnages de son œuvre, engluées sous l’apparente afféterie de formules qu’on ne savait évaluer et comprendre. Il se peut que la réticence de certains devant ce qui ressemblait à un déballage frivole et désordonné doive d’ailleurs à l’apparition contemporaine d’autres textes inédits, ceux constituant les volumes posthumes de la Recherche, qui modifiait à mesure non seulement la dimension et la portée du livre, mais ce que les lecteurs pouvaient inférer de la personnalité de son auteur. Aussi s’explique-t-on la décision prise par Robert Proust de publier un vaste ensemble de lettres de son frère, dès l’édition de la Recherche et des Chroniques terminée, en 1927.
À partir de cette Correspondance générale en six tomes parue de 1930 à 1936 – laquelle excluait à son tour, parmi les lettres de Marcel Proust déjà connues ou repérées, un certain nombre jugées inutiles à sa gloire –, un chercheur américain boursier de l’État français, Philip Kolb, allait entreprendre des travaux de révision, d’annotation et d’enrichissement en vue de sa thèse, élargis plus tard aux dimensions titanesques d’une édition complète. Engagée en 1970, la publication de la Correspondance de Marcel Proust s’est achevée en 1993, quelques semaines après la mort de Kolb, et comporte vingt et un volumes, plus de dix mille pages. Monument incontournable et cependant provisoire, de l’aveu même de Kolb pour qui les cinq mille et quelques lettres réunies ne représentent peut-être pas plus du vingtième de toutes celles effectivement écrites par Proust, parmi lesquelles tant de notes perdues ou égarées, tant de pages oubliées que la fortune n’a pas encore ramenées au jour, tant d’autres adressées à tel ou tel, parent ou proche, passion d’une époque comme Robert d’Humières ou Bertrand de Fénelon, ami régulier comme Louis d’Albufera, confident de toute une vie comme Reynaldo Hahn, dont l’existence est attestée mais qui ont été en partie ou en totalité soit détruites, soit mises de côté par les destinataires ou leurs ayants droit. Alors que les procédures de communication respectent, pour les collections conservées dans des établissements publics, les divers délais imposés par les légataires – à la Bibliothèque nationale de France, les manuscrits des lettres de Marcel Proust à Robert Dreyfus demeurent inaccessibles, comme une part considérable des papiers de Reynaldo Hahn –, il ne se passe guère de grande vente d’autographes, en France comme à l’étranger, que n’apparaissent de nouvelles lettres65, qui non seulement s’ajoutent à toutes celles déjà connues mais souvent conduisent à en modifier la datation, l’interprétation. C’est devant ce tableau d’une matière définitivement gigantesque et mouvante que le Kolb Institute de l’université d’Urbana (Illinois), fort d’une documentation sans comparaison sur la question, a résolu de s’en remettre désormais aux possibilités de l’électronique et d’Internet pour tenir à jour l’œuvre de son fondateur66, et que le risque de saturation une fois écarté, et la science prête à recevoir et à traiter systématiquement chaque nouvelle trouvaille, « tous les livres qu’on désire » sont susceptibles de voir le jour, ainsi que Loïc Chotard l’annonçait en son temps, dans une défense des recueils anthologiques de correspondances : ici notre propos est bien de permettre aux lettres de « redev[enir] des textes »67.
Minerai
« [S]ur le papier tout passe68 », affirmait Proust, le printemps où il allait avoir dix-sept ans, à son camarade Daniel Halévy – où transparaît entre menace et désir l’absence délibérée de toute retenue, l’instante prière d’un jeune homme que soient reconnues la sincérité et l’authenticité de ce qu’il commençait à fixer, à mettre par écrit. Papier au demeurant encore indistinct, propre à recevoir les confessions impudiques dont il gratifiait l’entourage, comme le brouillon de ses premières proses poétiques et critiques. L’esquisse de roman par lettres entamé en 1893 avec Louis de La Salle, Fernand Gregh et, précisément, Halévy69, témoigne d’une telle ambiguïté qui, dans le cas de Proust tenant le rôle de Pauline de Gouvres-Dives – une femme du monde tombée amoureuse d’un sous-officier –, s’étend de la confusion des genres et des rôles jusqu’à celle des sexes. La fiction épistolaire était de mode. Les quatre amis se référaient à la Croix de Berny écrite en 1846 par Delphine de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau et Joseph Méry ; il y avait aussi, plus près d’eux, le Peints par eux-mêmes de Paul Hervieu dont Anatole France venait de rendre compte dans Le Temps. « Bien entendu nous ne mettrons pas une lettre – et après la réponse70 » : en intercalant de la sorte, en jouant des secrets croisés des protagonistes, y aurait-il moyen de découvrir la vérité de l’héroïne, cette figure sensible dont quelques gouttes de pluie suffisaient à tirer les larmes « en souvenir du temps où toute petite fille [elle] restai[t] des heures à [s]a fenêtre pour voir s’il ferait beau, si [s]a bonne [l]’emmènerait aux Champs-Élysées71 » ? Outre la perspective de devoir publier leur livre par petits morceaux, à laquelle ils savaient se préparer, ces débutants piliers de revues pouvaient attendre toutes les facilités reconnues par Brunetière à la structure qu’ils avaient choisie, et notamment qu’elle leur permît de « disposer à volonté des formes interrogatives et personnelles », d’« incorporer à l’histoire du présent le souvenir du passé »72.
La première tentative ne devait pas aboutir. Et pas non plus le projet des Lettres de Perse et d’ailleurs, formé à la fin des années 1890 avec Robert de Flers, alors que l’échec de Proust à finir son Jean Santeuil, roman écrit à la troisième personne, paraissait consommé. La pluralité des voix et des sources de récit, comme l’extension du point de vue extérieur au personnage principal, cause du « masque » déguisant à peine l’auteur, ne convenaient guère à créer le « visage littéraire »73 qui forme le foyer principal du grand œuvre proustien. Mais l’écrivain devait garder le souvenir d’une expérience nécessaire. Dans un hommage tardif à la mémoire d’Hervieu, adressé en 1922 à la baronne de Pierrebourg, Proust distingue les successifs degrés de la maîtrise artistique, où le roman par lettres formerait une manière de seconde marche après celle des « courtes nouvelles », avant celle du « roman tout court »74.
Sur le point de devenir lui-même romancier tout court, Proust devait se rappeler aussi ce qu’il avait cherché et cru trouver chez cet autre, naguère poète préféré, qu’il retrouvait abîmé dans le « vide [de] l’éloquence75 », lorsque aux prises avec la matière incomplètement sublimée du Contre Sainte-Beuve devenant Recherche, il notait en 1910 : « Musset. On sent dans sa vie, dans ses lettres comme dans un minerai où elle est à peine reconnaissable quelques linéaments de son œuvre [...]. Dans ses lettres, qui sont comme les coulisses de son œuvre, je vois traîner la petite bourse du Caprice et, toute prête, dans un coin, la perruque qui au bout d’un hameçon doit traverser la scène de Fantasio76. » Ainsi, lorsque le Narrateur approche premièrement le génie de Bergotte, le grand écrivain de la Recherche, ce n’est pas par telle page artistement composée à propos des « Clochers de Martinville », mais par ce qu’il écrit à ses proches, comme au hasard : « Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand-mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres77. »
Mots, modèles, motifs
L’hypothèse d’une correspondance d’écrivain soutenant la comparaison avec son œuvre, quoiqu’en apparente contradiction avec les jugements dont il est fait mention plus haut, c’est encore Proust qui l’avance lorsqu’il soutient que, dans les lettres à sa sœur où Balzac parle des chances de son mariage avec Mme Hanska, « non seulement tout est construit comme un roman, mais tous les caractères sont posés, analysés, déduits, comme dans ses livres, en tant que facteurs qui rendront l’action claire78 ». Pareille identité n’existe certes pas dans son cas : on peinerait à cerner une marque stylistique de ses lettres79. Le rapport entre celles-ci et le roman apparaît bien davantage dans la mesure où elles documentent le travail ordinaire de l’écrivain, à travers l’intérêt qu’il attache à l’exactitude de ses références – lieu de conservation d’un tableau, façon d’un costume, protocole d’une soirée... –, comme à travers le va-et-vient des épreuves, qu’il détermine, l’attention des journalistes, éditeurs et tous marchands de papier qu’il entretient autour de ce qui est devenu le centre de son existence, le roman. Le monumental Index publié sous la direction de Kazuyoshi Yoshikawa permet ainsi de mesurer la variété et l’étendue de la culture de Proust, de ses réseaux80.
Mais encore, le minerai de Jean Santeuil et de la Recherche, où le trouver sinon ici, dans ces « fêlures81 » d’une voix racontée, dans l’« inutile82 » beauté de Paris assiégé, dans les « constellations83 » faites et défaites par les avions en vol, dans ces quelques formules déjà dessinées et comme appropriées, ce « temps perdu84 » que serait, assure à son père un Proust de vingt-deux ans, toute chose à laquelle il pourrait se vouer, autre que les lettres et la philosophie ? Les rideaux d’un lit qu’occupe l’écrivain lors d’un séjour à Fontainebleau, « impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur85 », se retrouvent devant le « lit énorme » d’une chambre d’hôtel, à Trouville, où Jean Santeuil sait qu’il ne pourra dormir, tant il « étouff[e] sous un ciel de lit rabattu de tous côtés (on ne pourrait pas les enlever, ils tenaient au mur et au plafond)86 ». Et l’« eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée87 » où il reconnaît, accusateur, son secrétaire Albert Ben Nahmias, ressemble fort à celle « informe qui coule selon la pente qu’on lui offre88 » à laquelle Swann compare Odette au cours d’une scène de jalousie.
Les épisodes, les jugements, les perspectives qui alimentent et orientent le roman, on pourra les chercher ici aussi, où ils ne sont plus seulement des souvenirs mais des scènes déjà, plus des idées mais des tournures, des hypothèses constituées – ainsi le chapeau de Bertrand de Fénelon89, qui gît déchiré et mystérieux comme plus tard celui de Charlus à la fin de Guermantes ; ainsi la résistance aux observations maternelles90, rouage de la mécanique entre le Narrateur et Albertine. Et mieux que dans le fuyant modèle des êtres croisés par Proust au cours de sa vie, on trouvera les personnages mêmes qu’il a créés sous des portraits réduits au format de silhouettes, cette Mme de Saint-Paul à l’appétit pleinement Verdurin91, cette petite Benardaky imaginée au bout de tant d’années92, aussi fixement enivrante et désespérante que Gilberte.
Il n’est jusqu’à certains facteurs de composition qu’on découvre à l’essai, en puissance. Ce sont ces motifs alignés sans raison claire, semblables dans les lettres à ce que pourraient être les éléments discontinus d’une conversation, et qu’on retrouve associés, sans d’ailleurs une autre apparente logique, dans le roman.
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