Je m’étais demandé sur une page de Brissaud3 si comme M. Homais je n’avais pas d’helminthes4. Et j’ai voulu demander conseil à Bize. Mais il n’a pas répondu au téléphone. Du reste je suis bien ce soir. Tout cela ne m’a pas empêché de faire vers deux heures et demie un repas composé de deux tournedos dont je n’ai pas laissé une miette, d’un plat de pommes de terre frites (à peu près vingt fois ce que Félicie faisait), d’un fromage à la crème, d’un fromage de gruyère, de deux croissants, d’une bouteille de bière pousset (je ne pense pas que la bière puisse donner de l’albumine ?).

Je voulais rester à la maison après à me reposer. Mais la Princesse de Polignac m’avait fait demander d’aller la voir à six heures et demie et comme je n’étais pas rasé je suis sorti vers cinq heures pour ne pas être bousculé. Elle m’a fait penser rétrospectivement à la fatigue que tu prenais ma pauvre petite Maman à Auteuil la nuit près de moi en me racontant les nuits qu’elle passait près de son mari5 où ils causaient de Mark Twain à trois heures du matin. Elle avait voulu faire venir une garde anglaise pour le soigner mais elle l’agaçait tellement qu’il la renvoyait tout le temps, de sorte qu’elle avait dû la remplacer par elle-même. Comme il trouvait toutes les anglaises pareilles il lui disait quand il voyait la garde avec son petit col blanc etc. « Je n’ai rien à dire à la Princesse de Galles à trois heures du matin. » Elle m’a dit que quand elle l’avait épousé, tous ceux de ses parents à lui qu’il appelait « les gros rouges » tous ceux qui ne pouvaient pas le comprendre lui avaient dit qu’elle épousait un maniaque insupportable – et qu’elle n’avait au contraire jamais vu quelqu’un de si facile à vivre, parce qu’il craignait tant de déranger. Aussi son sans-gêne américain à elle le gênait. Pendant sa maladie comme il avait retenu des chambres à Amsterdam (parce que quand il avait été dans un hôtel il notait les numéros des chambres et leur exposition pour être sûr d’avoir les mêmes) elle lui a dit : il faut que je télégraphie à Amsterdam pour dire que vous ne prendrez pas les chambres. Alors il lui avait dit « c’est cela, vous voulez me donner l’air d’un sauteur. Ils croiront que je n’avais pas l’intention de prendre ces chambres » et il s’était éreinté à écrire huit pages au Directeur de l’Hôtel6. – . Ma faible oppression se passe entièrement au cours de cette conversation avec toi ma chère petite Maman, dont j’éprouvais un tendre besoin. Je vais avoir une bonne nuit et villégiaturerai peut-être les premiers jours de la semaine ici ou là. Donne-moi des renseignements sur le degré de plein ou de vide de l’hôtel. Repasseras-tu quelques jours à Évian (Mme de Chimay7 va y revenir m’a dit Mme de Polignac). J’ai trouvé la lettre de Maugny idiote et le parfait modèle de la lettre à ne pas écrire. Je pense que c’est plutôt par Mme Paraf que par la renommée que M. Richelot a su mon prénom. Dis-moi si André Michel a fait un second Amiens8. J’ai vu passer M. Barrère qui ne ressemble pas à saint François d’Assise. Remercie Dick9 de sa tendresse qui lui était rendue par anticipation

Mille tendres baisers

Marcel.

Tu devrais m’envoyer de l’argent (bien que j’en aie encore) pour si je m’absentais. J’aurai dépensé à peu près deux cents francs en trois semaines. Je sais que tu m’en avais laissé trois cents mais tu sais que j’avais quarante francs de pris d’avance, puis quarante francs à Félicie et un louis dans leurs divers théâtres que je t’expliquerai.

N’accuse pas la constipation de cette fièvre des foins car l’oppression ou toute autre cause fait que depuis quelques jours je suis au contraire dérangé. Quant au lait je n’en prends presque plus jamais et d’ailleurs en prenais moins de toutes façons qu’avant, n’ayant plus les cafés au lait ni le potage. J’en prends un peu froid.

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1- Lettre publiée dans Mère (174-178) ; Kolb (II, 443-447).

2- Allusion à deux événements récents de Chine et d’Afrique : le maintien à Pékin des Occidentaux, en 1900, malgré la révolte indigène et le siège des légations étrangères ; le départ du commandant Marchand et des troupes françaises de Fachoda, en 1898, sous la pression britannique.

3- Édouard Brissaud, médecin et auteur en 1896 de L’Hygiène des asthmatiques, ouvrage paru dans la collection de la « Bibliothèque d’hygiène thérapeutique » de Masson, que dirigeait Adrien Proust.

4- Allusion au pharmacien de Madame Bovary de Gustave Flaubert.

5- Le prince Edmond de PoIignac était mort le 8 août 1901.

6- Sur le ménage Polignac, Proust aura l’occasion de revenir dans un texte, « Le salon de la princesse de Polignac, Musiques d’aujourd’hui, échos d’autrefois », paru dans Le Figaro du 6 septembre 1903 (Marcel Proust, Écrits sur l’art, 154-160).

7- La princesse Alexandre de Caraman-Chimay.

8- Allusion à une causerie artistique sur la cathédrale d’Amiens qu’André Michel avait fait paraître dans Le Journal des Débats en août 1901 – une seconde devait paraître en septembre.

9- Surnom donné à Robert Proust.

à madame Adrien Proust

Lundi soir [18 août 1902]1,
 après dîner neuf heures
 salle à manger, 45, rue de Courcelles

Ma chère petite Maman,

 

Ne t’ayant pas écrit hier, je vais reprendre où j’en étais. Donc avant-hier soir mes ennuis ont été momentanément calmés. J’en ai profité pour me coucher vers trois heures, ou même plus tôt (de la nuit) et pour ne pas prendre de trional.