Même aujourd’hui je me trouve heureux ! – Quant à tes critiques elles sont extraordinaires. Tu te plains que prendre mon repas un soir à neuf heures, et le lendemain à une heure de l’après-midi est irrégulier. C’est vrai. Mais puisque je faisais l’irrégularité de rester levé ce jour-là et de sortir toute la journée, pouvais-je (surtout n’ayant même pas touché mon lit) ne pas manger avant neuf heures du soir – . Et ayant, défaillant, mangé à une heure, fallait-il risquer de ne pas me coucher encore la nuit suivante, en remangeant à neuf heures. La vérité c’est qu’on ne devrait jamais rien te dire, car tu juges trop toutes choses « ab uno ». Tu trouves étonnant que je sois allé voir Vaquez et tu dis à ce propos que tous les médecins disent la même chose. Comme ils m’ont tous dit le contraire, je ne suis pas de ton avis. Mais ayant quelque chose que je n’avais jamais eu et qui me forçait à renoncer au traitement qui me faisait du bien, il fallait bien que je consulte à la fois pour mon cœur, et pour mon estomac-intestin (que je croyais un peu cause de mes malaises, à tort). Faisans était absent, Papa parti, Bize occupé, j’ai pensé à Vaquez qui est un bon garçon intelligent et sérieux. Je ne te dis pas que j’y sois allé avec la certitude que si j’avais quelque chose au cœur il me le dirait. Mais du moins du moment qu’il n’y a pas d’indications spéciales, et que je n’ai pas à m’occuper de mon estomac, c’est une grande chose que de le savoir. Pour en finir avec les consultations, demande à Papa ce que signifie une brûlure au moment de faire pipi qui vous force à interrompre, puis à recommencer, cinq ou six fois en un quart d’heure. Comme j’ai pris ces temps-ci des océans de bière peut-être cela vient-il de là. – .

J’ai demandé un service pour Le Figaro (pas pour moi, pour Fénelon) à Baya5 qui a été fort aimable. Je me suis peut-être (tu vois que je m’expose sans peur à la critique) un peu pressé de devancer les désirs de Fénelon en ceci, car il ne tenait pas à cette chose du Figaro. D’ailleurs j’ignore encore la fin. – . Je n’ai pas continué le récit de mes nuits. J’ai continué, encore calme, à ne plus prendre de trional, et j’ai refait, demi-heure par demi-heure, une nuit suffisante et j’ai été vraiment excessivement bien. À ce propos Arthur6 me parle de7

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1- Lettre publiée dans Mère (191-194) ; Kolb (III, 108-111).

2- Le restaurant Durand, à Paris.

3- Les parents de Marcel Proust avaient quitté Paris pour Évian le 12 août 1902.

4- Alfred de Musset, Premières Poésies, « Don Paez », II (« Amour, fléau du monde, exécrable folie, / Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie, / Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur [...] »).

5- E. Rabaya, membre de la rédaction du Figaro.

6- Domestique des Proust.

7- La fin de la lettre manque dans Mère et Kolb.

à Antoine Bibesco

Lundi [3 novembre 1902]1

Mon petit Antoine,

 

Quand je pense que tu ne me permettais même pas de te parler de ce que je ne savais pas encore tes inquiétudes, j’ai peur que tu ne jettes avec colère une lettre de moi en ce moment2. Je sais bien que moi, comme tous ceux qui ont peu connu ta mère, qui ne peuvent rien te rappeler d’elle, sont devenus pour toi des étrangers. Mais tout de même, permets-moi, sans troubler un instant ta douleur, de te dire à quel point j’en suis possédé. Si tu savais depuis ce matin combien de fois j’ai refait, mon pauvre petit, ton voyage, le moment où tu as appris tout, ton arrivée trop tard et tout ce qui a pu suivre. J’ai peur de la violence de ton chagrin, je voudrais pouvoir être près de toi sans que tu le saches ; cela me rendrait bien malheureux de te voir ainsi, mais peut-être moins que de ne rien savoir, de trembler à tout moment, de me dire à chaque minute qu’en ce moment même tu as un sanglot à te briser. Ma tendresse pour maman, mon admiration pour ta mère, ma tendresse pour toi, tout cela s’unit pour me faire ressentir ta souffrance à un point que je ne croyais pas qu’on pouvait souffrir du malheur d’un autre, même quand cet autre était devenu un peu vous-même, tant on avait pris l’habitude d’en faire la plus grande partie de son bonheur, qui se trouve détruit en même temps que le sien. Quand je pense que tes pauvres yeux, tes pauvres joues, tout ce que j’aime tant parce que ta pensée et ton sentiment y habitent, s’y expriment, y vont et viennent sans cesse, pas en ce moment, seront si longtemps, seront toujours remplis de chagrin, et maintenant pleins de larmes. Cela me fait mal physiquement de t’imaginer ainsi. Je t’écrirai, je ne t’écrirai pas. Je te parlerai de ta peine, je ne t’en parlerai pas, je ferai ce que tu voudras. Je ne te demande pas d’avoir de l’affection pour moi.