Tous les autres sentiments doivent être brisés. Mais je n’ai jamais senti que j’en avais autant pour toi. Je suis très malheureux.
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Bibesco (60-62) ; Kolb (III, 168-169). Datée de 1903 par le destinataire (Bibesco, 60), elle a été écrite immédiatement après la lecture de l’annonce de la mort de la princesse Alexandre Bibesco, mère de celui-ci, parue dans Le Figaro le lundi 3 novembre 1902.
2- Voir note précédente.
à Antoine Bibesco
Lundi [novembre 1902]1
Mon petit Antoine,
Je ne sais rien de toi, et malgré cela j’en sais trop, car j’éprouve, en pensant à toi, c’est-à-dire tout le temps, ce qu’on éprouve dans la jalousie, bien que cela n’ait aucun rapport. Je veux dire, sans pouvoir rien savoir de précis, imaginer sans cesse tout ce qui peut le plus vous torturer, c’est-à-dire te voir à toute minute, ou pleurant à me désespérer de te voir ainsi ou, avec un calme effrayant, à te désoler2 de ne plus te voir pleurer pour te détendre un peu. Et je n’imagine pas seulement ta pauvre figure, ton insomnie, si tu dors ton sommeil, tes horribles rêves, tes rêves plus horribles s’ils sont doux, tes réveils, mais toutes tes pensées, et c’est ce qui me fait le plus de mal ; et je me dis tout de même ceci : la princesse Bibesco admirait son fils à un degré inouï. Tout de même ce serait une joie pour Antoine de penser qu’elle est encore avec lui, qu’elle a mal et souffre de le voir se faire mal à avoir tant de chagrin, de s’efforcer d’avoir non pas moins de chagrin, non pas d’oublier – ce que tu ne feras jamais – mais de rendre son chagrin compatible avec l’énergie de la vie intellectuelle qui seule – pardonne-moi, mon petit Antoine, de te dire déjà des paroles de courage – te permettra de devenir ce que ta mère voulait et d’avoir les triomphes qu’elle ambitionnait pour toi. Sans doute ils seront maintenant sans douceur, car la pensée de lui faire plaisir était ton plus grand stimulant et tu ne pourras plus la voir sourire et lui apporter, et mettre à ses pieds, tes couronnes. Mais tu les déposeras sur sa tombe. Mon petit Antoine, dans des jours où j’étais malheureux, j’ai contracté une grande tendresse que j’ai gardée depuis pour ces paroles de Ruskin que je n’ai, pour croire vraies et certaines, que de penser qu’un esprit comme le sien, tellement plus grand que le nôtre et qui eût bien plus vite que nous aperçu les objections, mais qui les avait dépassées, tenait pour vraies et certaines : « If parting with the companions that have given you all the best joy you had on earth, you desire ever to go where eyes shall no more be dim, not hands fail, if feeling no more gladness, you would care for the promise to you of a time when you should see God’s light again, and know the things I have longed to know, and walk in the peace of everlasting love3 », etc. Si tu penses que de tels accents peuvent être, en ce moment, écoutés par ton frère4 et lui sembler doux, cite-lui ce passage. Je lui ai écrit il y a deux jours, mais je n’ai pas osé lui citer ces paroles. Je me souviens pourtant du bien qu’elles m’ont fait. Et je ne pense pas que leur pouvoir apaisant soit à jamais épuisé. Maintenant, je n’aime plus que les personnes qui peuvent me parler de ta mère ou de toi. Crois, mon petit Antoine, à ma tendresse profonde.
Marcel Proust.
Reviendras-tu bientôt ? Je crois qu’on me fera quitter Paris cet hiver, mais je voudrais attendre de t’avoir revu.

1- Lettre publiée dans Bibesco (62-64) ; Kolb (III, 172-174). Sur la datation erronée de cette lettre par le destinataire (1903), voir supra, p. 89, note 3.
2- La phrase perd ici son sens : sans doute faut-il lire « me désoler » plutôt que « te désoler ».
3- Citation incomplète ou imparfaite d’un passage du chapitre IV de The Bible of Amiens, ainsi rendu par Proust dans sa traduction parue deux ans plus tard : « Si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous gardiez le désir de [rencontrer de nouveau leurs regards et de presser leurs mains,] là où les regards ne seront plus obscurcis, ni les mains défaillantes ; si, [vous préparant vous-mêmes à être couchés sous l’herbe dans le silence et la solitude sans plus voir la beauté,] sans plus sentir la joie, vous vouliez vous soucier de la promesse qui vous a été faite d’un temps dans lequel vous verriez de nouveau la lumière de Dieu et connaîtriez les choses que [vous aspirerez] à connaître, et marcheriez dans la paix de l’éternel Amour [– alors l’Espoir de ces choses pour vous est la religion ; leur substance dans votre vie est la Foi.] » (La Bible d’Amiens, Mercure de France, 1904, p. 340).
4- Emmanuel Bibesco.
à Antoine Bibesco
Jeudi [fin 1902]1
Mon petit Antoine
J’avais beau penser tout le temps à ton chagrin et l’imaginer cruellement, quand j’ai reçu ta pauvre lettre, quand j’ai vu ta petite écriture entièrement changée, presque pas reconnaissable, avec ses lettres diminuées, rétrécies, comme des yeux qui sont devenus tout petits à force de pleurer ; ç’a été pour moi un nouveau coup comme si pour la première fois j’avais la sensation nette de ta détresse2. Je me rappelle que quand maman a perdu ses parents3, (ce qui a été pour elle une douleur après laquelle je me demande encore comment elle a pu vivre), j’avais eu beau la voir tous les jours et toutes les heures chaque jour, une fois que j’étais allé à Fontainebleau je lui ai téléphoné, et dans le téléphone tout d’un coup m’est arrivée sa pauvre voix brisée, meurtrie, à jamais une autre que celle que j’avais toujours connue, pleine de fêlures et de fissures, et c’est en en recueillant dans le récepteur les morceaux saignants et brisés que j’ai eu pour la première fois la sensation atroce de ce qui s’était à jamais brisé en elle4. Ainsi de ta lettre où se sent ta lassitude infinie d’écrire, aussi bien de parler de ton chagrin que de n’en pas parler. Ta lettre m’a fait plaisir si je peux dire ainsi, mais m’a rendu bien malheureux. Quant à te rejoindre tu n’as pas compris ma proposition. Autant il faudra que je quitte Paris autant il ne m’est à peu près pas matériellement possible de le quitter tout de suite. Et bien que la raison en soit encore absolument secrète, je te la dirai, si tu veux, et pour que tu en juges. Je ne te demande pas d’écrire maintenant que j’ai senti quel effort c’était pour toi. Mais ne peux-tu me faire dire par quelqu’un tes intentions et si ma proposition d’aller à Corcova passer mars, avril, mai, juin si tu veux (et s’il n’y a pas de fleurs) t’irait. Je sens que tu vas revenir à Paris presque au moment où je le quitterai et cela me désole, ou plutôt cela ne me désole pas, car alors je ne le quitterai pas, quoi qu’il arrive, et m’arrangerai toujours à passer un bon mois près de mon pauvre petit Antoine, à pleurer près de lui, ou plutôt à ne pas pleurer, à tâcher de le rattacher à la vie, à être gentil, gentil, tout ce que je pourrai. Hélas déjà je me reprochais, dans mes lettres de ne t’avoir parlé que de ta douleur et je voulais commencer à te parler de choses et d’autres en commençant par les moins offensantes pour ta peine et celles qui, ayant un petit intérêt d’intelligence ou un petit attrait d’habitude, retrouveraient le plus aisément et en te faisant le moins de violence, « le chemin de ton cœur5 ». Mais ta pauvre lettre me rejette au bas du chemin que j’avais gravi avec mes petites nouvelles qui pouvaient non pas t’intéresser, mais enfin entrer dans ton attention. Et je te sens si épuisé, si détaché – ou si absorbé – que je n’ose plus rien te dire et n’ose plus rien te raconter de ce que je voulais. Je vais te dire (jure-moi que tu ne le répéteras pas) la chose qui m’empêche de partir tout de suite (à moins que je ne te sois indispensable), auquel cas je partirai quand même, c’est que mon frère va sans doute se marier, qu’il va falloir que j’aille voir la jeune fille que je ne connais encore pas, etc.
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