Seulement, ceci, personne ne le sait et ne doit le savoir. Si, en décembre, tu veux faire quelque chose tout de même sans moi, plutôt que d’aller en Égypte, tu ferais mieux d’aller à Constantinople6. Tout le monde parle de toi avec une grande et triste sympathie. Plusieurs amies à toi que j’ai connues depuis peu comme Mme Le Bargy et Mme Tristan Bernard m’ont très touché en me parlant de toi. Mais je vais te dire ce qui m’a le plus touché. J’étais allé chez Gallé pour faire arranger quelque chose à un vase. On me répond que les ouvriers ne peuvent travailler, M. Gallé père étant mort le jour même. Je réponds à l’employé que ce doit être une grande peine pour M. Gallé. – « Monsieur Gallé ne le sait pas. » – « Comment cela se fait-il ? » – « Il est en ce moment dans un état de désespoir qui a compromis sa santé au point qu’on n’ose pas lui annoncer une nouvelle qui pourrait lui être fatale. » – « Ce désespoir est-il causé par la maladie de son père ? » – « Non, il ne savait pas que son père fût malade. Mais M. Gallé a perdu il y a un mois la personne qu’il admirait le plus au monde, la princesse Bibesco, et depuis ce jour-là il est dans un abattement tel qu’on a dû l’isoler, lui interdire toute occupation. Et Monsieur, nous le comprenons tous, c’était une femme si bonne », ... etc. et cet employé ne se doutait pas que je te connaissais. Et cela c’est cent fois que je l’ai entendu dire.
Pardon, mon petit Antoine, je ne te dis que des choses qui peuvent te faire de la peine. Maintenant, c’est fini. Je ne t’écrirai plus et quand je te verrai, je ne te parlerai que de choses et d’autres. Si tu ne te sens pas la force de me lire, tu ne me liras pas, et de m’écouter, tu me quitteras, mais cette complicité avec ta douleur serait trop coupable et je ne me la permettrai plus. Ta mère blâmerait durement l’ami criminel qui entretient, je ne dis pas à plaisir mais par faiblesse et désolation, les larmes de son fils. Je suis sûr, si je te voyais, que nous trouverions dans des occupations sérieuses et graves un compromis entre des consolations que tu repousserais et des distractions qui n’en seraient pas pour toi, et une douleur où tu ne dois tout de même pas t’abîmer quand cela ne serait que pour garder la force et l’intégrité et la pureté du souvenir, de la vision d’un passé que les larmes finiraient par troubler et par obscurcir. Aussi ce mariage tombe-t-il insupportablement. Mais avant même que je le sache d’une façon certaine, je t’avais dit que ma proposition ne s’appliquait qu’à fin février, mars, avril, et aussi tard que tu voudrais. C’est sur cela que je voudrais bien une réponse, quitte à venir tout de suite, si la chose se trouvait rompue. Quant à rester tout l’hiver à Paris, je ne le pourrai pas, ni physiquement, ni moralement. Mais cependant si tu reviens en janvier, ou à quelque époque que tu reviennes, je retarderai mon départ pour rester près de toi un peu, si tu crois que tu voudras bien me voir un peu, et que le chagrin que j’ai de ton malheur te rendra plus supportable de ma part la réinitiation à l’intérêt de la vie, aux formes diverses de la vie de l’esprit et aux modes de l’activité. J’ai trouvé Mme Le Bargy pas du tout comme je la croyais, et tout à fait comme tu me l’avais dit, très très intelligente. J’ai fait sa connaissance le soir de la répétition de Joujou7. Sée m’avait mené chez elle à deux heures du matin lui en annoncer le four. Et quand on a vu une personne, tous les jours suivant on la revoit. Dans la semaine j’ai dîné deux fois à côté d’elle chez Mme de Pierrebourg et chez Mme Straus et je l’ai trouvée vraiment très bien. J’ai dîné ce soir chez les Noailles avec ta cousine Marghiloman8 que je sais que tu aimes bien, mais je n’ai pas eu l’occasion de lui parler. Du reste j’ai dîné plusieurs fois chez tes cousines qui sont bien gentilles.
Mais tu es la seule personne que j’aimerais vraiment voir en ce moment.
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