Et je t’embrasse comme je t’aime, de tout mon cœur.

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Bibesco (64-69) ; Kolb (III, 182-186).

2- Le destinataire avait perdu sa mère, la princesse Alexandre Bibesco, le 31 octobre 1902.

3- Jeanne Proust avait perdu sa mère en 1890 et son père en 1896.

4- Sur ce motif célèbre, voir Jean Santeuil (« Puis tout d’un coup – c’est comme si tout le monde s’étant allé de la chambre il tombait dans les bras de sa mère – vient là tout contre lui, si douce, si fragile, si délicate, si claire, si fondue – un petit morceau de glace brisée – la voix de sa mère. “C’est toi, mon chéri ?” C’est comme si elle [lui] parlait pour la première fois, comme s’il la retrouvait après la mort dans le paradis. Car pour la première fois, il entend la voix de sa mère », Jean Santeuil, 360) et Le Côté de Guermantes (« [...] ma grand-mère m’avait déjà demandé ; j’entrai dans la cabine [...] cette voix m’apparaissait changée [...] je découvris combien elle était douce [...]. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d’abord à cause de sa douceur même, presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l’être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l’ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de sa vie », RTP, II, 432-433).

5- Racine, Phèdre, IV, 6.

6- Bibesco, destinataire puis éditeur de cette lettre, a ici supprimé un bref passage, rétabli par Kolb, dans lequel Proust justifie sa recommandation d’aller à Constantinople par le fait que s’y trouve Bertrand de Fénelon et que « ton ancienne amitié pour lui te rendrait en somme sa compagnie assez douce et de celles pour lesquelles on n’est pas obligé de faire taire son chagrin et qui sont si insupportables » (Kolb, III, 183).

7- Comédie d’Henry Bernstein, dont la répétition générale eut lieu au théâtre du Gymnase le 24 novembre 1902.

8- Mme Alexandre Marghiloman.

à madame Adrien Proust

[Début décembre 1902]1

Ma petite Maman,

 

Puisque je ne peux pas te parler je t’écris pour te dire que je te trouve bien incompréhensible. Tu sais ou devines que je passe toutes mes nuits dès que je suis rentré à pleurer, et non sans cause ; et tu me dis toute la journée des choses comme : « je n’ai pas pu dormir la nuit dernière parce que les domestiques se sont couchés à onze heures ». Je voudrais bien que cela soit ça qui m’empêche de dormir ! Aujourd’hui j’ai eu le tort, étouffant, de sonner (pour avoir à fumer) Marie qui venait de me dire qu’elle avait fini de déjeuner et tu m’en as instantanément puni en faisant, dès que j’ai eu pris mon trional, clouer et crier toute la journée. J’étais par ta faute dans un tel état d’énervement que quand le pauvre Fénelon est venu avec Lauris, à un mot, fort désagréable je dois le dire qu’il m’a dit, je suis tombé sur lui à coups de poing (sur Fénelon, pas sur Lauris) et ne sachant plus ce que je faisais j’ai pris le chapeau neuf qu’il venait d’acheter, je l’ai piétiné, mis en pièces et j’ai ensuite arraché l’intérieur2. Comme tu pourrais croire que j’exagère je joins à cette lettre un morceau de la coiffe pour que tu voies que c’est vrai. Mais tu ne le jetteras pas parce que je te demanderai de me le rendre pour si cela peut encore lui servir. Bien entendu si tu le voyais pas un mot de ceci. Je suis du reste bien content que cela soit tombé sur un ami. Car si sans doute à ce moment là Papa ou toi m’aviez dit quelque chose de désagréable, certainement je n’aurais rien fait, mais je ne sais pas ce que j’aurais dit. C’est à la suite de ça que j’ai eu si chaud que je n’ai plus pu m’habiller et que je t’ai fait demander si je devais dîner ou non ici. À ce propos tu crois faire plaisir aux domestiques et me punir à la fois en me faisant mettre en interdit et en disant qu’on ne vienne pas quand je sonne, qu’on ne me serve pas à table etc. Tu te trompes beaucoup. Tu ne sais pas comme ton valet de chambre était gêné ce soir de ne pouvoir me servir. Il a tout mis près de moi et s’est excusé en me disant : « Madame me commande de faire ainsi. Je ne peux pas faire autrement. » – Quant au « meuble » que tu m’as retiré comme du dessert, je ne peux m’en passer. Si tu en as besoin, donne m’en un autre ou alors j’en achèterai un. J’aimerais mieux me passer de chaises. – Pour ce qui est des domestiques tu sais que je suis psychologue et que j’ai du flair et je t’assure que tu te trompes du tout au tout. Mais cela ne me regarde pas et je serai toujours content de seconder tes vues à cet égard quand tu m’en auras prévenu car je ne peux deviner que quand Marie a fini de déjeuner je m’expose à la faire renvoyer en lui demandant du feu dans une chambre où Fénelon et Lauris n’ont pu rester malgré leur paletot, et à fumer. Mais je suis affligé – si dans la détresse où je suis, toutes ces petites querelles me laissent bien indifférent3 – de ne pas trouver dans ces heures vraiment désespérées le réconfort moral sur lequel j’aurais cru pouvoir compter de ta part. La vérité c’est que dès que je vais bien, la vie qui me fait aller bien t’exaspérant, tu démolis tout jusqu’à ce que j’aille de nouveau mal. Ce n’est pas la première fois. J’ai pris froid ce soir ; si cela se tourne en asthme qui ne saurait tarder à revenir, dans l’état actuel des choses, je ne doute pas que tu ne seras de nouveau gentille pour moi4, quand je serai dans l’état où j’étais l’année dernière à pareille époque. Mais il est triste de ne pouvoir avoir à la fois affection et santé. Si j’avais les deux en ce moment ce ne serait pas de trop pour m’aider à lutter contre un chagrin qui surtout depuis hier soir (mais je ne t’ai pas vue depuis) devient trop fort pour que je puisse continuer à lutter contre lui. Aussi j’ai voulu mais trop tard ravoir ma lettre pour M. Vallette5. D’ailleurs je pourrai lui écrire en sens contraire ; Nous en reparlerons.

Mille tendres baisers.

Marcel.

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1- Lettre publiée dans Mère (202-205) ; Kolb (III, 190-192).

2- L’incident est évidemment à rapprocher de celui du chapeau de Monsieur de Charlus, détruit par le Narrateur à la fin du Côté de Guermantes (RTP, II, 847).