On relève qu’à la présence des valets de pied épiant la scène, dans le roman, correspond ici celle, muette et quelque peu accusatrice à l’égard de Mme Proust, de sa femme de chambre Marie.

3- Proust semble vouloir dire ici le contraire de ce qu’il écrit.

4- Plus exactement : « que tu seras de nouveau gentille pour moi ».

5- Il s’agit d’une lettre du 6 octobre, dans laquelle Proust annonce à Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, qu’il s’apprête à finir sa Bible d’Amiens et envisage de se mettre à préparer une anthologie de Pages choisies de Ruskin (Kolb, III, 187).

à Pierre Lavallée

Samedi soir [mars 1903]1

Mon petit Pierre,

 

Souffre qu’une amitié qui fut étroite et intime – qui est déjà ancienne – et qui, à la nouvelle du malheur affreux qui te frappe, sent renaître pour toi toute sa tendresse d’autrefois, vienne par ce petit mot, non pas troubler ta grande douleur, mais te dire du fond du cœur combien elle s’y associe2. Ton frère si fin, si charmant, si bon, qui t’aimait, qui t’admirait tant, jamais, jamais plus nous ne le verrons ! Cette chose atroce me désespère et me révolte. Il y avait bien longtemps que je n’avais vu ton frère. Mais, dans l’isolement où la maladie m’a réduit j’avais pris l’habitude de penser souvent et sans raison à ceux pour qui j’avais eu de la sympathie ou de l’amitié, avec tant d’intensité que leur compagnie spirituelle me valait une réelle présence. Ton frère était de ceux que j’ai peu connus mais dont la silhouette charmante, la distinction, la douceur exquises étaient restées dans mon souvenir et que j’évoquais constamment avec un grand désir qu’il soit heureux, que la vie lui soit douce et longue. Hélas ! Mais tu penses le renforcement atroce que prend mon chagrin et le regret que je ne perdrai jamais de lui, quand je pense à votre désespoir à tous et de sa jeune femme délicieuse, si douce, une des personnes les plus accomplies que j’aie jamais connues. Mais surtout ta douleur à toi, mon petit Pierre, me fait mal, m’est presque impossible physiquement à imaginer. Je t’écris du fond de mon lit, et ces quelques lignes, lambeau seulement de mes pensées constantes qui depuis que j’ai appris cet affreux malheur sont toutes à toi, à lui, à vous tous et de longtemps ne s’en détacheront, c’est tout ce que je peux t’apporter de sympathie et d’amitié, pouvant si difficilement sortir. Si cependant, ces premiers jours passés, une causerie avec quelqu’un qui ne demande qu’à pleurer avec toi pouvait t’être douce, je viendrais chaque soir que tu voudras, tous les soirs pendant quelque temps, si tu veux. Je suis tout à toi et, pour tout ce que tu voudras, à ta disposition entière. Mais fais-moi signe. Car je ne veux pas être indiscret et je sais qu’il y a des heures où ceux qui sont les plus affligés de notre peine sont encore des indifférents qui nous rappellent trop peu de celui que nous aimons, pour pouvoir supporter leur vue. Tu verras toi-même ce que tu sens à cet égard et si tu crois que ma sympathie et mon chagrin sincères te feront plutôt du mal ou du bien.

Tout à toi dans ces affreux jours,

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (IV, 25-26) ; Kolb (III, 256-258).

2- Pierre Lavallée, condisciple de Proust à Condorcet, puis son camarade à l’époque de leurs études de droit, venait de perdre son frère Robert, le 27 février 1902.

à madame Adrien Proust

[9 mars 1903]1

Ma chère petite Maman,

 

Avec l’inverse prescience des Mères, tu ne pouvais plus intempestivement que par ta lettre faire avorter immédiatement la triple réforme qui devait s’accomplir le lendemain de mon dernier dîner en ville (celui de jeudi dernier, Pierrebourg) et que mon nouveau refroidissement avait retardée. C’est malheureux car après il sera trop tard. À partir du mois de mai jusqu’à la fin de juillet, même si je m’étais levé avant à cinq heures du matin, je ne me serais levé en aucun cas avant sept heures du soir sachant trop ce qui en résulte pour mon asthme à cette saison. Mais tu devais bien penser que si j’avais l’intention de changer il suffisait de me dire : « change, ou tu n’auras pas ton dîner » pour que je renonce immédiatement à changer – et en ceci me montrant non pas frivole et capricieux, mais grave et raisonnable – et que si je n’avais pas l’intention de changer, ce n’était pas une menace ou une promesse qui me ferait changer, ce qui à mes propres yeux et à tes propres yeux m’aurait donné l’air de quoi2 ? –. Quant au fait même du dîner que tu appelles avec tant de délicatesse un dîner de cocottes, il aura lieu à une date qui n’est pas encore choisie mais qui sera vraisemblablement le 30 mars, ou peut-être le 25, parce que je ne peux pas faire autrement et qu’il est plus important pour moi qu’il ait lieu avant Pâques que ne pourra être nuisible pour moi la faillite où il va me mettre. Car c’est au restaurant que je le donnerai inévitablement, puisque tu me refuses de le donner ici. Et je ne me fais aucune illusion : bien que tu dises que tu n’agis pas par représailles, tu ne me donneras pas pour le donner au restaurant une somme représentant ce qu’il t’aurait coûté ici. Tout ceci est d’autant plus singulier que sans parler d’autres raisons peut-être plus graves et dont je n’ai pas à parler ici, Calmette pour ne prendre que lui, ou Hervieu, sont aussi utiles pour moi que Lyon-Caen pour Papa ou ses chefs pour Robert. Et le désordre dont tu te plains ne t’empêche pas de donner les dîners qu’ils désirent. Et l’état où je peux être ne m’empêche pas si souffrant que je sois ce jour-là d’y venir. Tu me feras donc difficilement croire que s’il ne s’agit pas de représailles, ce qui est possible quand il s’agit d’eux, devienne impossible quand il s’agit de moi. La vérité c’est que j’aurais besoin de quatre ou cinq dîners, un pour Cardane, un pour Vallette en tous cas. Mais je ne peux les avoir avec les gens chics que désire Calmette, de même que je ne puis avoir Hervieu avec Mme Lemaire, et que je suis obligé de commencer par l’un des deux, pour avoir l’autre ensuite. Je ne comprends donc pas pourquoi ces dîners possibles quand ils sont utiles à Papa ou à Robert, et pour lesquels mon concours, pourtant plus difficile à donner dans mon état de santé que le vôtre, ne vous a jamais fait défaut, deviennent impossibles quand il s’agit de dîners utiles pour moi. Ou plutôt je le comprends, mais en l’interprétant autrement que toi. – . J’ai en ayant beaucoup de fièvre travaillé cette nuit à Ruskin et je suis très fatigué [ce] qui est surtout le sentiment qui domine chez moi devant tous les obstacles que la vie oppose tour à tour à tous mes essais de la reprendre et je ne t’écris pas plus longuement.