Ainsi ceux de la guerre et de l’hypnotisme, accolés dans une lettre à Mme Straus comme ils le sont dans la Recherche, où les complètent des considérations parentes sur Napoléon et la doctrine militaire de 187093. Ainsi, ailleurs, celui des robes de Fortuny, à proximité de deux autres qui se rapportent à l’argent et à l’audition d’un morceau de musique dans la position allongée94. Il en est d’autres exemples : simple expression de la contemporanéité de l’écriture d’une lettre avec celle d’un morceau du roman ou véritable expérimentation, l’écho le cède à une vraie consonance95.

Écrire l’instant

À la différence des esquisses et des successives corrections de son roman, qui en déplacent l’assise au-delà d’elles-mêmes, les lettres de Marcel Proust se présentent en effet comme des sommes successives où le conflit des observations et des arguments, voire les incohérences ou les disproportions doivent être appréciés comme la première richesse : autant de synthèses que l’écrivain, comme il les envoyait, avait décidé de regarder comme closes. D’où les si fréquents « je ne vous écris qu’un mot », « je ne peux pas vous écrire » placés en tête de longues missives, auxquels répond en guise de conclusion quelque « la fatigue m’arrête avant que j’aie commencé »96 : la lettre de Proust tient toute dans l’instant de sa composition, qui reflète un état singulier. D’où aussi l’orthographe inexacte ou fluctuante, la ponctuation hasardeuse, la présentation bâclée que l’écrivain, le premier, ne manque pas de relever97, toutes négligences plaidant en fait pour la valeur intrinsèque, singulière et détachée, du message qu’elles délivrent.

Expression du temps, la lettre l’est assurément par ce moment particulier auquel Proust prend soin de la rattacher, ces « quatre heures du matin98 » dont elle porte la marque expresse, ou dans sa durée même, lorsque sur le point d’aborder telle ou telle matière qui lui paraissait essentielle, l’écrivain « recommence à étouffer99 » : une page, dix pages, trois lignes, autant d’éclairs. Les quelques lettres en forme de journal, assez rares au demeurant, qu’il adresse à sa mère, sont elles-mêmes figées au moyen d’une impression, d’un jugement final par lequel l’auteur en ramasse les ajouts successifs. Le tableau doit être refermé, car sa structure et sa logique sont intérieurs : « Si dans une heure je suis bien je serai bien ennuyé d’avoir gémi ! Dis-toi que cette lettre est l’expression d’une réalité fugitive qui ne sera plus quand tu la liras100. »

À cette étroite définition correspondent les instructions d’usage. Proust qui, devant une lettre reçue d’elle, croit « entendre » Mme Adolphe Dreyfus lui « parler »101, recourt pour sa part aux didascalies : « sauf (prononcer sof)102 », recommande-t-il, au détour d’une missive à Porel. L’observation vaut aussi pour toutes les lettres qu’il écrit à Reynaldo Hahn dans leur idiome amoureux-farceur103, lequel laisse une grande part à la transcription phonétique de chuintements complices, ou pour les dessins dont il les accompagne parfois, véritables cristallisations narratives. De telle façon que le message s’efface pour laisser place à une suite de tentatives pour le formuler, pour le porter : « Ainsi j’ai lu votre discours et votre préface et d’une main bien fatiguée je veux vous remercier, et vous récrirai plus tard », écrit Proust, en 1911, à Maurice Barrès. Puis de poursuivre sa longue missive : « Et d’abord je me disais ceci : [...]104. »

Dans l’instant, Proust cherche ainsi à tenir tout entier : il n’est pas de limites régulières, de modèle pour ses lettres, même celles d’ordres boursiers – « La Maison R[othschild] à qui Monsieur Léon Neuburger a dû dire en partant que j’étais un “minus habens” incapable de faire une lettre, m’envoie très gentiment des lettres toutes faites105 », indique-t-il à son homme d’affaires Lionel Hauser, qu’il entretient de sa vie, de ses travaux, de ses peines. La quête permanente de l’accomplissement passe par la conscience que l’écrivain garde vive et revendique de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a été. Se sentirait-il si loin des « quinze ans106 » auxquels il dit devoir les pièces rassemblées en 1896 dans Les Plaisirs et les Jours, deux décennies plus tard il ne renvoie pas moins ses correspondants à cet ouvrage, alors même que Du côté de chez Swann – qu’il juge très supérieur – est déjà paru, et qu’il en est à corriger les épreuves de la suite de son roman. La série des pastiches sur l’affaire Lemoine publiés en 1908 et 1909 dans le Supplément littéraire du Figaro est elle aussi souvent citée par Proust, non seulement comme rappel d’une époque de sa vie littéraire, mais sous l’espèce de l’écho actuel qu’elle est susceptible de faire retentir – ainsi en 1917 dans une lettre à André Gide, de remerciement pour l’envoi d’un exemplaire des Nourritures terrestres107, où Proust peut implicitement justifier le passé de journaliste qui lui avait été reproché ; ainsi encore dans une lettre à l’abbé Mugnier, de 1918108, où même les essais sur Ruskin sont rattachés à son parcours : il n’est guère que le Santeuil à demeurer définitivement extérieur à ces sortes d’autoportraits et rétrospectives.

Dès lors s’éclaire, tout à l’opposé des protestations d’intimité, de confiance, voire de préférence dont il est prodigue, une certaine indifférence de Proust à l’écho immédiat de ses lettres. On a parfois signalé la science « tactique » et l’art de la « manipulation » que l’écrivain y aurait appliqué, faisant de lui – c’est selon les juges – un « fin stratège » ou un « vil intrigant »109. Sauf à le juger maladroit, obscur et étourdi – inepte en un mot –, on ne reste pas moins frappé par la confusion de ses arguments, par la contradiction de ses intentions, par tout ce qui, aparté, incidente, parenthèse, altère bien souvent la clarté de ce qu’il se propose de marquer. Ainsi la générosité de détails sur sa vie, parfois aussi sur l’avenir de son œuvre, à l’adresse de qui n’y joue aucun rôle ou dont il n’attend aucune lumière, aucune faveur : tel est saisi de ses projets d’écriture qui, confie Proust, « n’a jamais lu une ligne de moi110 », tel de ses problèmes de vue, qu’il consulte pour des placements boursiers ; telle encore d’un souvenir érotique remontant à sa petite enfance, qui vient de perdre un frère à la guerre111. La régularité des échanges, pas plus que la proximité particulière avec le destinataire, ne suffit à engager Proust dans une forme de dialogue, comme il l’avoue lui-même à Antoine Bibesco, l’un des rares parmi ses amis à qui il donne du tu par écrit : « C’est à toi que je pense sans cesse et je t’écris pour ne te parler que de moi112. » Ses interrogations mêmes, les questions qu’il pose ou les doutes qu’il exprime n’appellent ainsi pas de réponse, la suprême crainte de l’écrivain étant de se retrouver lecteur forcé de lettres longues comme les siennes, débiteur de confidences ou d’explications, prisonnier d’« un commencement de correspondance suivie, chose affreuse113 ».

Forme ouverte

Le peu d’intérêt que Proust marque à son destinataire soutient évidemment l’extension de la lettre au-delà du simple message, lorsque même elle n’est pas adressée, sous le couvert d’un interlocuteur de convention, à une collectivité indéfinie de lecteurs. Il est remarquable que Proust, à mesure qu’il avance dans la conception et la création de son œuvre, utilise plus souvent la forme épistolaire pour exposer ses vues dans différents domaines qui, à certains égards, dépendent de cette œuvre ou y reçoivent une illustration. Dès la fin de l’été 1894, alors qu’il travaillait aux pièces bientôt réunies dans Les Plaisirs et les Jours, il avait incrusté une version de l’une d’elles, « Mélomanie de Bouvard et Pécuchet114 », dans une longue missive à Reynaldo Hahn, procédé qu’il répétait et renouvelait en détachant quelques lignes d’une autre, « La Mort de Baldassare Silvande », pour les essayer à l’adresse de Suzette Lemaire – cette fois sans signaler l’importation115. Dans l’autre sens, de nombreuses lettres agrémentées de pastiches ou de fragments de pastiches portaient l’annonce d’une forme littéraire sur laquelle l’écrivain devait fonder, au tournant de la décisive année 1908, la renaissance de ses ambitions.

Après le début de l’écriture de la Recherche, dans plusieurs lettres-dédicaces l’écrivain tantôt mêle citations directes, résumé et explication de la suite de ce qu’il est en train d’écrire, comme dans celle à Mme Scheikévitch116, tantôt recommande une lecture particulière, comme dans celle destinée à l’exemplaire de Swann de Jacques de Lacretelle117. Consacrée aux « clefs » et modèles des personnages et des œuvres d’art de la Recherche, cette dernière s’attache à une question d’échelle et d’interprétation de son œuvre dépassant d’emblée la seule curiosité du destinataire – qu’elle s’emploie en l’espèce à décevoir.

D’autres s’appuient sur la notoriété croissante de Proust, qui sont immédiatement livrées à la publication : la lettre à la comtesse de Maugny, pour servir de préface à son Royaume du bistouri118, les réponses à L’Opinion, sur l’opportunité de créer une tribune française au Louvre119, à L’Intransigeant, sur les métiers manuels et sur les cabinets de lecture120, à La Renaissance politique, littéraire et artistique, sur classicisme et romantisme121, à La Nouvelle Revue française, surtout, où paraît en juin 1921 la lettre à Jacques Rivière « à propos de Baudelaire122 ». Un an et demi plus tôt, Proust avait donné à cette même Nouvelle Revue française son article « à propos du “style” de Flaubert123 » que déjà il souhaitait adresser formellement au dévoué secrétaire de la rédaction : c’est à la seule demande de celui-ci, protestant que l’étude a « suffisamment la tournure d’un article pour n’avoir pas besoin d’être présentée comme une lettre124 », qu’il y avait renoncé. Cette fois, il est tout à fait décidé et prévient : « Comme vous m’aviez dit quand j’avais voulu inscrire mon cher Rivière en tête du hâtif Flaubert, si cela vous déplaît encore je mettrai mon cher Gide [...] mais cela me semble mieux adressé à vous125. » La valeur de réaction à l’actualité littéraire et critique qu’assument les deux textes est ainsi soulignée, où cependant Proust laisse une manière de testament théorique. La convention de l’adresse privée, si elle déclare l’infériorité de la simple « opinion126 » par rapport à une critique journaliste ou savante qui se doit d’être impersonnelle, ne dote pas moins ces pages d’une dimension exorbitante : c’est l’écrivain célèbre, le créateur et l’homme tout ensemble qui s’y expriment, non une seule intelligence.

Les intermittences du je

En dernière analyse, l’emploi de la première personne du singulier, plus qu’un hypothétique objet biographique ou philosophique, plus que l’adresse à tel ou tel, plus que la fonction assumée par le discours ou l’intention qu’il manifeste, permet de fédérer l’infini disparate de la correspondance. Non d’ailleurs que ce je recouvre une entité bien claire et constante. Indécis, décalé, fuyant ou absent, ailleurs doctrinal ou normatif, souvent prolixe, à l’évidence changeant, le sujet échappe à la situation et traverse les catégories de l’allocution – « je ne suis qu’un corps neutre127 », prévient Proust. Mieux encore, ce sujet se diffracte par la vision qu’il exprime et dans le regard même de l’écrivain. Outre les incises qui viennent tempérer tant d’affirmations, outre les nuances et les revirements qui livrent à l’intérieur d’une même phrase ou d’un paragraphe le spectacle d’une pensée en marche, plusieurs lettres commencent par une parenthèse – « (Tu vois que je ne t’écris pas sur un ton fâché [...])128 » ; « (Je vous en prie ne me répondez pas, le printemps ne nous remercie pas de l’aimer)129 » –, comme si un second sujet existait d’emblée à côté du premier, en position d’observateur et souverain juge de ce qu’énonce celui-ci : Proust, on l’a vu, décroche de lui-même.

C’est ainsi que le je de la correspondance présente les caractéristiques d’une création, qu’il est un personnage au sens romanesque. Et l’on peut distinguer d’avec Marcel Proust, de même que le héros de la Recherche, le monsieur qui raconte et qui dit : Je130 dans la correspondance.