Et pourtant j’en ai beaucoup. Vous qui aviez vu papa seulement deux ou trois fois, vous ne pouvez pas savoir tout ce qu’il avait de gentillesse et de simplicité. Je tâchais non de le satisfaire – car je me rends bien compte que j’ai toujours été le point noir de sa vie – mais de lui témoigner ma tendresse. Et tout de même il y avait des jours où je me révoltais devant ce qu’il avait de trop certain, de trop assuré dans ses affirmations, et l’autre dimanche je me rappelle que dans une discussion politique j’ai dit des choses que je n’aurais pas dû dire. Je ne peux pas vous dire quelle peine cela me fait maintenant. Il me semble que c’est comme si j’avais été dur avec quelqu’un qui ne pouvait déjà plus se défendre. Je ne sais pas ce que je donnerais pour n’avoir été que douceur et tendresse, ce soir-là. Mais enfin je l’étais presque toujours. Papa avait une nature tellement plus noble que la mienne. Moi, je me plains toujours. Papa quand il était malade n’avait qu’une pensée qui était que nous ne le sachions pas. Du reste ce sont des choses auxquelles je ne peux pas encore penser. Cela me fait trop de peine. La vie est recommencée. Si j’y avais un but, une ambition quelconque cela m’aiderait peut-être à la supporter. Mais ce n’est pas le cas. Mon vague bonheur n’était qu’un reflet de celui que je voyais auprès de moi entre papa et maman, non sans avoir le remords – combien plus douloureux maintenant – de sentir que j’étais son seul nuage. Maintenant toutes les petites choses de la vie, en lesquelles je faisais consister sa douceur sont douloureuses. Mais enfin c’est la vie recommencée, et non pas un désespoir brusque et court qui n’aurait qu’un temps. Aussi je pourrai bientôt vous revoir et en vous promettant de ne plus vous parler égoïstement de choses que je ne peux même pas vous expliquer parce que je n’en parlais jamais. Je peux presque dire que je n’y pensais jamais. Ma vie en était faite. Mais je ne m’en apercevais pas. Dites à la princesse de Chimay que je voulais lui écrire ces jours-ci avant de commencer à répondre aux lettres ce qui va être une fatigue inouïe. Mais voilà que maman apprenant que j’avais renoncé à Ruskin3 s’est mis en tête que c’était tout ce que papa désirait, qu’il en attendait de jour en jour la publication. Alors j’ai dû donner des ordres contraires et me voilà à recommencer toutes mes épreuves, etc. Aussi dites à la princesse de Chimay que je serai peut-être quelques jours sans lui écrire, mais pas une minute sans m’appliquer comme un baume, le seul que je connaisse, ses paroles inouïes de gentillesse, les plus gentilles qu’on m’ait écrites. Acceptez Madame mes respectueuses amitiés.
Votre admirateur reconnaissant,
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (II, 47-52) ; Kolb (III, 446-448) – Proust répond ici à un message de condoléances adressé à l’occasion de la mort de son père, le professeur Adrien Proust, le 26 novembre 1903.
2- M. et Mme Nathé Weil.
3- C’est-à-dire au projet de traduction de The Bible of Amiens.
à madame Adrien Proust
[vers décembre 1903]1
Ma chère petite Maman je t’écris ce petit mot, pendant qu’il m’est impossible de dormir, pour te dire que je pense à toi. J’aimerais tant, et je veux si absolument, pouvoir bientôt me lever en même temps que toi, prendre mon café au lait près de toi.
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