Sentir nos sommeils et notre veille répartis sur un même espace de temps aurait, aura pour moi tant de charme. Je m’étais couché à une heure et demie dans ce but mais ayant eu besoin de me relever2 il m’a été impossible de retrouver mon épingle anglaise (qui ferme et rétrécit mon caleçon). Autant dire que ma nuit était finie3. J’ai cherché à en trouver une autre dans ton cabinet de toilette etc. etc. et n’ai réussi qu’à attraper un fort rhume dans ces promenades (fort est une plaisanterie) mais d’épingle pas. Je me suis recouché mais sans repos possible. Du moins très bien tout de même je charme la nuit du plan d’existence à ton gré, et plus rapprochée encore de toi matériellement par la vie aux mêmes heures, dans les mêmes pièces, à la même température, d’après les mêmes principes, avec une approbation réciproque, si maintenant la satisfaction nous est hélas interdite4. Pardon d’avoir laissé le bureau du fumoir en désordre, j’ai tant travaillé jusqu’au dernier moment. Et quant à cette belle enveloppe, c’est la seule que j’aie sous la main. Fais taire Marie Antoine et laisser fermée la porte de la cuisine qui livre passage à sa voix.

Mille tendres baisers.

Marcel.

Je sens que je vais très bien dormir maintenant.

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1- Lettre publiée dans Mère (231-232) et Kolb (III, 445-446).

2- Il semble que Philip Kolb a ici omis les quelques mots suivants dans la première édition de cette lettre, qu’il a rétablis dans la seconde : « une seconde pour aller aux cabinets » (Mère, 231 ; Kolb, III, 445).

3- Même chose ici : « mon ventre n’était plus maintenu ».

4- Adrien Proust était mort le 26 novembre 1903.

à Henry Bordeaux

45 rue de Courcelles
 Lundi [vers début avril 1904]1

Cher Monsieur,

 

Pardonnez-moi d’avoir tant tardé à vous dire l’admiration que m’a inspirée votre Voie sans retour2 et la reconnaissance que je vous garde pour la gentille pensée que vous avez eue de m’en envoyer un exemplaire. Connaissez-vous dans les Mémoires d’outre-tombe le dialogue de Chateaubriand avec la jeune Canadienne3 ? Je ne croyais pas qu’il existât dans la littérature française un tableau aussi délicieux, dans sa grâce à la fois arrêtée et fragile, dans ses traits si peu appuyés, si marqués cependant. Je trouve que votre poursuite de Flora en jetant des bouquets de violettes et le dialogue qui suit est digne d’être comparé à cette page immortelle. Et le dernier départ de Flora et sa figure immobile à l’avant du bateau. Cette forme si originale et si heureuse d’un journal lu par fragments entre personnages qui sont eux-mêmes déjà romanesques fait de ce roman comme le roman d’un roman, l’ombre d’un reflet et d’un rêve. Cela achève de spiritualiser ce conte philosophique écrit par un artiste infiniment sensible à la beauté des choses et merveilleusement habile à la rendre. Les beaux lieux où vous nous promenez voluptueusement m’ont rappelé la belle promenade où nous nous sommes connus et le péripatétisme renouvelé par la civilisation. C’est votre don d’ailleurs, presque votre « spécialité » d’extraire l’âme des paysages. J’ai souvent lu les beaux pèlerinages que vous racontez au Figaro4. Avez-vous reçu le petit récit infiniment plus gauche et moins évocateur, que j’ai fait d’un pèlerinage à Notre-Dame d’Amiens, sur les traces de Ruskin5 ?

Pour revenir à La Voie sans retour, c’est encore la fin que j’en ai préférée avec des vérités profondes et contrastées. C’est déjà d’une philosophie de la vie très profonde que ceci : « Qui donc disait qu’on ne passe pas deux fois dans le même chemin6 ? » C’est très neuf et très beau cette reprise de possession du passé. Mais à cette philosophie profonde, mais « jusqu’à un certain point seulement » comme dit Pascal, une plus profonde répond : « Non, la voie est sans retour, malheur à qui prétend reprendre au Temps un peu de jeunesse. Il vous retire alors les souvenirs qu’il vous avait laissés en s’enfuyant. » Et tout ce double rythme autour du bonheur ancien de l’aveu qui éveille la jalousie, puis des preuves d’un amour plus grand même qu’aux jours les plus heureux ne se le figurait Hervé7. Et pourtant si, il y a une reprise de possession possible du passé. C’est celle qu’on tente en remontant le cours de souvenirs enchantés et en écrivant un beau livre. À celle-là vous avez réussi. La Voie sans retour est sans retour dans la réalité. Mais non dans l’art. Et par là encore l’art mérite le nom de consolation. C’est ainsi que votre livre, par le fait même que vous avez réussi à l’écrire, contient une philosophie plus optimiste que celle qu’il exprime.