Vérité dans le monde des sens. Erreur au-delà.

Croyez, cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Bordeaux (II, 143-144) ; Kolb (IV, 97-99).

2- Henry Bordeaux, La Voie sans retour, Paris, Plon-Nourrit, 1902.

3- Il s’agit de la jeune marinière rencontrée par Chateaubriand lorsqu’il se rend de l’île Saint-Pierre au Cap-à-l’Aigle pour voir se lever le soleil (Mémoires d’outre-tombe, Ire partie, livre VI, chapitre V).

4- Allusion aux chroniques données par le destinataire au Figaro, depuis juin 1903, sous le titre Pèlerinages romanesques.

5- Marcel Proust, Pèlerinages ruskiniens en France, Le Figaro, 13 février 1900.

6- Dans le roman d’Henry Bordeaux, la question est posée par un officier de marine, Hervé d’Erlouan, revenant de deux années passées au Soudan, lorsqu’il retrouve la jeune femme qu’il aime.

7- Personnage principal du roman d’Henry Bordeaux La Voie sans retour (voir la note précédente).

à Marie Nordlinger

[?]1

Chère amie,

 

La plus jolie chose que j’aie jamais vue, c’est une fois, à la campagne, dans un miroir qui était adapté à une fenêtre, un morceau du ciel et du paysage avec un bouquet choisi d’arbres fraternels. Et cet enchantement forcément fugitif d’une heure déjà lointaine, il me semble que c’est lui-même dont vous venez de me faire présent pour toujours. Et le verre même du miroir couvre encore de sa protection mystérieuse et lucide le bouquet d’arbres qui semblent être venus vivre là par choix, parce qu’ils se plaisaient ensemble et forment un groupe imposant, et l’heure passagère du ciel triste. Combien je vous sais gré de ce présent merveilleux, de ce don d’un lieu de la nature, d’une heure de temps, d’une nuance et d’une minute de votre âme attentive à la nature, et pleine aussi de secrets qui ne sont qu’à elle. Je vous remercie vraiment de tout mon cœur2.

Votre

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Nordlinger (28-29) ; Kolb (IV, 205-206).

2- Philip Kolb propose de rapprocher de cette lettre le passage suivant de Sur la lecture, texte paru dans La Renaissance latine du 15 juin 1905 : « pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe siècle étourdissent si tendrement l’eau naïve du canal qu’un peu de soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d’arbres dépouillés dès la fin de l’été qui frôlent des miroirs accrochés aux maisons à pignons des deux rives. » Proust précise en note : « Je n’ai pas besoin de dire [...] que tout ce morceau est de pure imagination » (Marcel Proust, Écrits sur l’art, 210).

à Reynaldo Hahn

[9 septembre 1904]1

Cher Mossieur de Binibuls

 

Je ne suis pas venu ce soir puisque vous avez dit. Alors sorti, alors, crise. Alors dites si voulez de moi dimanche soir (en me laissant la faculté de ne venir que lundi si trop souffrant). Mais comme lettres n’arrivent pas dimanche journée, envoyez petit télégramme – afin que sache. – Pleuré en lisant souffrances de mon Buncht. Comme voudrais pouvoir faire souffrir mal qui vous torture. Quand Clovis entendit le récit de la passion du Christ, il se leva, saisit sa hache et s’écria : « Si j’avais été là avec mes braves Francs, cela ne serait pas arrivé ou j’aurais vengé tes souffrances2. » Mais moi je ne puis même pas dire cela car je n’aurais pu empescher et ne saurais qui châtier, pas même la vieille P.3 « qui porte sur la tête des plumets qui seraient à leur place sur des corbillards et jusqu’à des décorations, intermédiaires entre la croix des cent gardes et le ruban bleu des Enfants de Marie » (R. de Montesquiou). Vous savez qu’il achève un livre qui est divisé en deux parties : I. la beauté qui ne laisse pas voir sa noble vieillesse : la comtesse de Castiglione. II. la laideur qui exhibe sa décrépitude : la vieille P., ouvrage dont il a donné l’autre jour un avant-goût – dans une lettre au Siècle4. – À Saint-Moritz comme quelqu’un avait perdu une superbe lorgnette il a dit ce doit être à Mme de Rothschild – ou à Mme Lambert – ou à Mme Ephrussi – ou à Mme Fould. Et le lendemain il a dit : j’avais encore visé trop haut c’était à M. Untermayer, au-dessous de Mayer, moins que M. Mayer, pensez ce que c’est. » – Cher Binibuls je voudrais que l’écrin de ma mémoire fût plus riche pour [vous] distraire5. Mais ne sais rouen. Encore ceci pourtant. Meyer est comme enivré. Il « notifie » son mariage à tous les souverains ou au moins ducs. Ses témoins à lui seront les ducs de Luynes et d’Uzès. Il a rencontré Barrès et lui a dit : je pars pour Versailles, voulez-vous que je salue de votre part mon cousin Louis XIV ? Il a écrit à la vielle Brancovan qu’il allait faire vivre tous les Fitz-James et il laissera Le Gaulois au frère de sa fiancée6 qu’il va y attacher de son vivant. Encore d’autres folies de ce genre. Lui qui autrefois plus piteux racontait ainsi son duel, excusant sa célèbre parade : « Que voulez-vous, je croyais que j’allais trouver un gentilhomme et je me suis trouvé en face d’une espèce de fou qui aurait pu me tuer »7 ! (Mot digne de M. Jourdain, l’autre bourgeois gentilhomme, et qui tenait aussi à sa peau) – C’est du même duel qu’il disait : « Pour que cela s’oublie il faudra au moins dix ans – ou alors une guerre. » Mais vous savez tout cela8. On a joué chez Larsue9 (d’ou crise et crise) si jolie musiquech que tout le monde et tout le monde, et c’était :

Puisque ici-bas toute âme10.

Et Antoine Bourbesco11 a dit que c’était ressemblant aux trios de Mozart (?)

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1- Lettre publiée dans Hahn (71-77) ; Kolb (IV, 245-248).

2- Ici manque la phrase suivante : « Ce qui est bien poney de la part de si moschant roi qui et qui » (Kolb, VI, 245). Sur le sens à donner au mot « poney », voir supra, p. 58, note 4.

3- La comtesse Potocka.

4- Il s’agit d’un projet de livre de Robert de Montesquiou connu par une lettre de celui-ci publiée dans Le Siècle du 22 août 1904, qui devait finalement aboutir à La Divine Comtesse : étude d’après Mme de Castiglione, parue en 1913.

5- Il semble qu’au lieu de « pour [vous] distraire », Proust ait écrit : « pour distraire petit maladch chersi » (Kolb, IV, 246).

6- Arthur Meyer devait épouser Marguerite de Turenne le 7 octobre 1904.

7- Allusion au duel qui eut lieu, le 24 avril 1886, entre Arthur Meyer et Édouard Drumont.

8- Ici nouvelle lacune : « cela et petit beser de bonsjour de birnuls » (Kolb, IV, 246).

9- Le café restaurant Larue, à Paris (?).

10- Ce vers de Victor Hugo, extrait des Voix intérieures (« Puisque ici-bas toute âme / Donne à quelqu’un / Sa musique, sa flamme, / Ou son parfum »), avait été mis en musique par Reynaldo Hahn à l’adolescence.

11- Antoine Bibesco.

à madame Adrien Proust

Samedi soir [24 septembre 1904]1

Ma chère petite Maman

 

Il me semble que je pense encore plus tendrement à toi si c’est possible (et pourtant cela ne l’est pas) aujourd’hui 24 septembre2. Chaque fois que ce jour revient, tandis que toutes les pensées accumulées heure par heure depuis le premier jour devraient nous faire paraître tellement long le temps qui s’est déjà écoulé, pourtant l’habitude de se reporter sans cesse à ce jour et à tout le bonheur qui l’a précédé, l’habitude de compter pour rien que pour une sorte de mauvais rêve machinal tout ce qui a suivi, fait qu’au contraire cela semble hier et qu’il faut calculer les dates pour se dire qu’il y a déjà dix mois, qu’on a déjà pu être malheureux si longtemps, qu’on aura encore si longtemps à l’être, que depuis dix mois mon pauvre petit Papa ne jouit plus de rien, n’a plus la douceur de la vie. Ce sont des pensées qu’il est moins cruel d’avoir quand nous sommes l’un près de l’autre mais quand comme nous deux on est toujours relié par une télégraphie sans fil, être plus ou moins près ou plus ou moins loin, c’est toujours communier étroitement et rester côte à côte. – J’ai fait faire mon analyse, plus l’ombre de sucre ni d’albumine. Le reste à peu près pareil (il faudrait que j’aie l’autre pour comparer).