Je suis très bien au moment où je t’écris et en somme ce n’est que le contraste avec le bien-être que j’avais il y a seulement huit jours qui m’agace. Mais je n’ai pas de malaise du tout. Je découvrirai peut-être la cause par hasard. Mme Lemaire écrit à Reynaldo pour lui demander si j’ai eu « le courage d’aller me soigner etc. » et sa fille pour lui dire que sa mère lui rend la vie insupportable. Voilà quelque chose que je ne peux pas dire ! ma chère petite Maman ! qui serait si contente de me voir désétouffé comme je suis en somme, puisque ma crise de ce matin a été la seule et je te dis fort peu violente ; par exemple pas mal d’éternuements comme quand je me levais le jour. Tu as tort de trop attribuer les paroles de Croisset à la rage. En somme Faguet disait que cela vient en droite ligne de Marivaux et c’était cent fois trop aimable8. Non, mais c’est devenu un chic chez les jeunes gens de taper sur Faguet comme autrefois sur Sarcey. Et c’est très bête d’appeler sa lourdeur de l’ignorance du français. Car c’est voulu et il sait très bien ce qu’il fait. S’il y a au contraire une chose défendable c’est sa forme. Je te colle ici une note d’un article d’un M. Alfassa dans La Revue de Paris, qui n’a d’ailleurs aucun intérêt (la note) mais simplement parce que le nom de Papa est dedans. J’ai été tout seul aujourd’hui mais Antoine Bibesco m’a fait dire qu’il viendrait un instant un peu tard. Si j’étais bien demain grâce au cascara j’irais peut-être à la campagne, mais j’en doute fort. Peut-être comme je suis couvert maintenant dans mon lit est-ce que je prends froid en me levant. Peut-être ai-je pris atténué le malaise de Reynaldo (qui va maintenant très bien). Si tu as lu le Temps où était la lettre de Lintilhac tu as dû lire celle de Mirbeau sur Mme de Noailles. Quels éloges ! Précise-moi toujours bien pour le premier jour de guérison dans quelles conditions je pourrais venir habiter à Dieppe. – Félicie s’est encore couchée de très bonne heure, moins pourtant qu’elle n’aurait pu, mais enfin je suppose vers neuf heures et demie bien que je n’aie pas regardé l’heure à ce moment. Marie est restée un peu à m’expliquer ses divers projets et très gentiment s’est refusée à ce que je fasse venir Baptiste si j’avais besoin de rester un soir couché, disant qu’elle le ferait très volontiers. Elle m’a dit de te dire qu’elle t’avait terminé un corsage. Comme la porte d’entrée ne sonnait plus (mais absolument plus) (du reste je te l’ai peut-être dit hier) nous avons fait venir l’électricien de la rue de Monceau, Mme Gesland9 ignorant l’adresse du tien.

Mille tendres baisers

Marcel.

P.-S. Je me sens extrêmement bien ce soir et vais me coucher bien plus tôt quoique ayant dîné plus tard.

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1- Lettre publiée dans Mère (264-269) ; Kolb (IV, 293-298).

2- Le professeur Adrien Proust avait été frappé le 24 novembre 1903 par l’hémorragie cérébrale qui devait lui être fatale, soit dix mois jour pour jour avant cette lettre.

3- Proust avait fait du 9 au 14 août 1904, au départ du Havre, une croisière en mer.

4- Manquent ici dans la première édition de cette lettre quelques lignes, ultérieurement rétablies par Kolb, dans lesquelles Proust détaille qu’il a envoyé de « l’urine de 26 ou 28 heures à peu près », ayant auparavant « par mégarde uriné deux fois aux cabinets », et ajoute que les « deux fois supprimées étaient après le repas », de telle façon qu’il est « donc possible que le sucre et l’albumine soient sortis à ce moment » (Kolb, IV, 294).

5- Littéralement : sera dit plus tard.

6- Littéralement : sera dit plus tard pourquoi.

7- Manquent ici dans la première édition de cette lettre un très bref passage, ultérieurement rétabli par Kolb, dans lequel Proust signale que le cascara n’ayant pas encore fait d’effet, il a eu un peu de diarrhée « comme quand on mange n’étant pas bien » (Kolb, IV, 295).

8- Allusion à une interview de Francis de Croisset parue dans Le Figaro du 22 septembre 1904, où l’auteur revient sur l’accueil réservé à sa pièce, Le Paon, récemment donnée à la Comédie-Française, et notamment sur le compte rendu défavorable d’Émile Faguet dans Le Journal des Débats du 11 juillet 1904, pour riposter : « Entre nous, M. Faguet a cédé à une délicate attention : il sait que je suis né à Bruxelles ; il a tenu à écrire son article en belge. »

9- Mme Gesland, ou plutôt Mme Gélon, concierge du 45, rue de Courcelles.

à madame Émile Straus

Vendredi [28 avril 1905]1

Madame,

 

J’ai rencontré hier Jacques2 (depuis que vous êtes partie je n’ai pu sortir de chez moi que deux fois et j’ai eu la chance les deux fois de rencontrer Jacques chez Weber3). Il m’a présenté à sa femme à qui je n’ai pas pu parler parce que j’avais déjà beaucoup d’asthme, mais je l’ai trouvée ravissante, et avec quelque chose de tellement sympathique et de tellement rare, distingué et supérieur, que j’ai pensé beaucoup à ses yeux. (Je pense que cela n’a rien qui puisse déplaire à Jacques !) Il m’a dit que si je voulais vous écrire un peu, il croyait que je le pouvais et que cela ne vous fatiguerait pas. Malgré cela, il m’a dit que vous étiez toujours fatiguée ce qui m’a beaucoup ennuyé. Comme je ne vois personne je ne peux vous « tenir au courant » de rien. J’ai tellement travaillé depuis deux mois, dans les moments de répit que me laissent mes crises, que je n’ai pu avoir de visites d’amis même chez moi. Il paraîtra un tout petit morceau de mon travail dans La Renaissance latine du 15 juin4. À ce moment-là vous serez revenue et si cela ne vous fatigue pas je vous le donnerai.