Une des fois où je suis sorti (ce n’est pas très convenable mais nous sommes malades tous les deux) j’ai entendu à la sortie d’un concert Mme de X...5 qui disait, comme chaque fois que je l’entends parler, des choses involontairement obscènes. Elle trouvait que les morceaux avaient été mal chantés. « Ma chère je vais me faire faire cela par Plançon » (je suppose que cela voulait dire me le faire chanter) « ce sera une vraie jouissance. Jeudi prochain dix heures. Avis aux amateurs qui auraient envie d’assister ». Un remous de foule m’a un peu éloigné et je n’entendais plus, mais j’ai été de nouveau rejeté vers elle et voici ce que j’ai entendu : « Ma chère qu’est-ce que vous voulez Madeleine aime avoir une bonne cuisine, moi je préfère vous donner de bonne musique. Elle donne deux mille francs à son cuisinier, je préfère les donner à mes artistes. C’est toujours la même somme. Madeleine aime qu’on la lui mette dans la bouche, moi je préfère qu’on me la mette dans l’oreille6. Chacun son goût ma chère, nous sommes bien libres, je pense. » Je ne sais pas si vous avez lu l’article de L’Écho de Paris où F...7 croyant être très agréable à Primoli et pour le flatter a dit combien il avait été heureux de dîner avec lui chez Calvé8. Et il ajoute : « Ce vieillard entièrement chauve, avec sa longue barbe blanche, me fait invinciblement penser à quelque Père Éternel d’une majesté indulgente. » Je ne sais pas si au fond Primoli aura été si content que cela ; je ne sais pas non plus si ce sont mes yeux déjà assez vieux pour ne plus voir qu’à travers le rideau mensonger des anciennes images, mais il me semble que sa barbe est blonde même si elle a un peu blanchi, et qu’il n’est pas vieillard vénérable du tout. Je suis exténué de lettres de Montesquiou. Chaque fois qu’il fait une conférence, qu’il donne une fête, etc. etc. il n’admet pas que je sois malade et ce sont avant des mises en demeure, des menaces, des visites d’Yturri qui me fait réveiller, et, après, des reproches de ne pas être venu. Je crois qu’on arriverait encore à guérir s’il n’y avait pas « les autres ». Mais l’épuisement qu’ils vous donnent, l’impuissance où on est de leur faire comprendre les souffrances qui parfois pendant un mois, suivent l’imprudence qu’on a commise pour faire ce qu’ils s’imaginent un grand plaisir, tout cela c’est la mort. Je lis tant de choses toutes les nuits que je pourrais sans vous fatiguer vous envoyer d’innombrables extraits de lectures. Mais ce sont des choses si ennuyeuses et si graves que je ne sais pas si cela vous plairait. Cette nuit j’ai lu des lettres de Mme Desbordes-Valmore, remplies de prétentions genre Mme D...9, etc. Au fond nous avons tort de nous moquer de la prétention, des choses agaçantes. Ce sont ça les gens de talent. Elle envoie à Sainte-Beuve des petits billets comme celui-ci :
Si vous étiez toujours notre ange
Et sans qu’un tel vol vous dérange
Vous viendriez demain
À votre sœur serrer la main.
Pour la reposer de la terre
On nous l’envoie en Angleterre
On la mettra sur un bateau
Où j’irai la chercher malgré ma peur de l’eau10.
Ce qui est effrayant c’est de voir là-dedans comme l’amour est égoïste. Dès que l’amant est mort, comme on n’en attend plus rien, c’est fini (ce n’est pas vrai pour tout le monde du reste). Mais enfin elle avait aimé à la folie Latouche. Il avait été abominable pour elle. Rien n’avait pu le lui faire oublier. Il meurt. Sainte-Beuve qui veut faire un article sur Latouche demande à Mme Desbordes des renseignements sur cet homme « qui avait passé si près du talent » (c’est bien de Sainte-Beuve n’est-ce pas ?). « Je voudrais en parler (ajoute-t-il avec bienveillance) avec l’indulgence qu’on doit à un homme qui n’a pas fait tout le mal qu’il aurait pu faire. » Je pensais que Mme Desbordes, indignée, allait au moins le supplier de faire un bon article.
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