Elle laisse passer quelque temps et répond. D’abord témoignages de douleur, « je vous écris, les yeux obscurcis par les larmes qui ne cessent de couler », etc. etc. Puis elle arrive à l’article projeté. « Vous voulez en parler avec l’indulgence qu’on doit à un homme qui n’a pas fait tout le mal qu’il aurait pu faire, dites-vous. Oh ! c’est cela, c’est bien cela, il a fait bien du mal mais, etc. Cet homme qui a passé si près du talent. Que c’est bien cela. À vrai dire je ne sais même pas cela et ne puis vous renseigner, car je n’osais pas ouvrir ses derniers livres de peur de les trouver trop mauvais. Tout le monde me disait que cela ne valait rien, etc. » Quelle rosserie ! Et quand on pense qu’elle était à ses pieds au point d’être folle de joie que son prénom (Joseph de Latouche) se retrouvât dans le sien (Josèphe). « Ton nom ! Tu sais que dans le mien le ciel daigna l’écrire ! » (ce qui avait fait croire comme elle s’appelait aussi Marceline que ses lettres étaient adressées à M. de Marcellus.) Maintenant j’interprète peut-être à faux sa lettre à Sainte-Beuve. Il faudrait demander à quelqu’un connaissant la question. On m’avait toujours dit que c’était un ange. J’ai été un peu étonné. Madame je voudrais que vous alliez bien tout de suite et je vous envoie mes respectueuses et profondes affections.
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (VI, 27-31) ; Kolb (V, 119-124).
2- Jacques Bizet, le fils de Mme Straus.
3- Le café Weber, à Paris.
4- Sur la lecture ; ce texte, retouché, servira de préface à la traduction de Sésame et les lys.
5- Il s’agit de Mme de Saint-Paul.
6- Cf. les propos prêtés à Mme Verdurin dans Du côté de chez Swann : « Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent » (RTP, I, 204-205).
7- Le journaliste Albert Flament.
8- La cantatrice Emma Calvé.
9- Mme Alphonse Daudet.
10- Proust cite approximativement, ici et dans la suite de la lettre, un texte figurant dans un ouvrage de Léon Séché, Études d’histoire romantique, Sainte-Beuve (volume 2 : « Ses mœurs »).
à Georges de Lauris
[Vers 1905 ?]1
Cher Georges,
Après le téléphone malaisé de ce soir je vous ai écrit mais arrivé à la quatrième page, j’ai trouvé ma lettre à peine commencée et qu’elle me fatiguerait trop à finir (néanmoins j’en garde le début pour vous être montré comme preuve de bonne volonté). Je vous expliquais comment le silence par lequel j’ai répondu (si l’on peut dire) à votre lettre était dû non à la négligence mais à un scrupule de délicatesse que vous apprécierez je crois. Plutôt qu’un historique fatiguant à écrire (car maintenant je n’ai plus aucune raison de ne pas rompre le silence), je vous raconterai cela quand vous viendrez, cela qui est d’ailleurs entièrement dénué d’intérêt, sauf celui qu’il y a pour moi à ce que vous ne me jugiez pas trop paresseux avec vous. Mes heures sont un peu meilleures. Donc vous pourriez venir me voir peut-être et même une fois vous pourriez risquer, téléphonez si vous voulez, vers sept heures et demie, sept heures et quart [;] je suis impropre aux longues causeries, mais l’heure elle-même ne nous permettra pas d’atteindre mes oppressions et nous aurons pu ainsi nous serrer la main (hélas ce n’est pas tous les jours, mais c’est maintenant quelquefois) je vous envoie mille amitiés.
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Lauris (80-81) ; Kolb (V, 236).
à madame Émile Straus
[Juillet 1906]1
Madame
Vous êtes trop gentille de m’avoir écrit de si exquises lettres et je vous en remercie de tout mon cœur. Ce que vous dites de l’affaire Dreyfus est naturellement ce qu’on pouvait dire de plus drôle, de plus profond et de mieux écrit sur ce sujet. Vous avez l’infaillibilité de la grâce et de l’esprit. Il est curieux de penser que pour une fois la vie – qui l’est si peu – est romanesque. Hélas depuis ces dix ans nous avons eu tous dans nos vies bien des chagrins, bien des déceptions, bien des tortures. Et pour aucun de nous ne va sonner une heure où nos chagrins seront changés en ivresses, nos déceptions en réalisations inespérées et nos tortures en triomphes délicieux. Je serai de plus en plus malade, les êtres que j’ai perdus me manqueront de plus en plus, tout ce que j’avais pu rêver de la vie me sera de plus en plus inaccessible. Mais pour Dreyfus et pour Picquart il n’en est pas ainsi2.
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