La vie a été pour eux « providentielle » à la façon des contes de fées et des romans feuilletons. C’est que nos tristesses reposaient sur des vérités, des vérités physiologiques, des vérités humaines et sentimentales. Pour eux les peines reposaient sur des erreurs. Bien heureux ceux qui sont victimes d’erreurs judiciaires ou autres ! Ce sont les seuls humains pour qui il y ait des revanches et des réparations. D’ailleurs je ne sais pas qui dans cette réparation est le metteur en scène des derniers « tableaux ». Mais il est incomparable et même émouvant. Et il est impossible de lire le « dernier tableau » de ce matin : « Dans la cour de l’École militaire, avec cinq cents figurants » sans avoir les larmes aux yeux. Quand je pense à la peine que j’ai eue à faire parvenir à Picquart au mont Valérien, où il était détenu, Les Plaisirs et les Jours, cela m’ôte presque l’envie de lui envoyer Sésame et les lys maintenant comme trop facile. Je ne peux pas arriver à trouver dans les journaux l’histoire d’un commandant de corps d’armée, dont parlent les Débats3, qui en prenant possession de son corps d’armée a fait un discours sur l’affaire Dreyfus au président du tribunal. Je suppose que c’est le général Gallieni mais je n’en sais rien et ne trouve cela nulle part. J’aurais aussi voulu savoir les noms des députés qui ont voté la promotion Dreyfus-Picquart. Où je sais que je vous agacerais, mais par lettre j’espère que cela ne vous agace pas, c’est sur le chapitre Mercier. Je n’aime pas que Barthou (dreyfusard depuis quelques semaines) se soit fait une réclame en insultant avec une violence qui fait mal, cette immonde crapule4 qui est tout de même un vieillard de soixante-quinze ans et qui avait eu le courage de monter à la tribune du Sénat devant une assemblée hurlante, sachant qu’il n’avait absolument rien à dire, pas un argument à donner que celui si impayable que la Cour de Cassation avait jugé à huis clos et que la procédure n’était pas régulière ! Mais pour exprimer ma pensée sur tout cela il faudrait des pages que je vous épargne. Un homme qui doit être profondément heureux et qui le mérite, l’homme le plus enviable pour le bien qu’il a voulu et réalisé, c’est Reinach. Je regrette qu’on ait dans les journaux et à la Chambre le triomphe si modeste pour lui. Il a bien plus fait que Zola. Madame au point de vue de Trouville, il serait possible que je me décide à louer avec des amis très bons pour moi près de Cabourg pour le mois d’août. C’est très incertain mais néanmoins dès que je saurai le nom de la propriété possible je me permettrai de vous l’écrire pour que vous puissiez par Jacques ou Robert Dreyfus ou quelqu’un demander à un agent de location de Trouville s’il sait ce que c’est, si c’est bien, sain, etc. Mais si je renonce à ce projet, je pourrais peut-être bien venir à Trouville même, seul, alors, avec ma cuisinière5. Savez-vous si le chalet d’Harcourt (le petit chalet des Crémieux6) est à louer, si ce n’est pas dangereux d’habiter dans un endroit si isolé, si c’est assez solide pour qu’on ne sente pas le vent et les courants d’air dans les chambres. Il faudrait aussi qu’on ne le louât pas plus de mille francs pour août, car déjà cela m’obligerait à automobile etc. et tout cela constituera une folie que je serai ravi de faire pour Trouville mais qui doit ne pas dépasser certaines limites. J’avais aussi pensé à louer un petit bateau pour moi seul avec lequel je visiterais la Normandie et la Bretagne en commençant par Trouville y couchant la nuit (dans le bateau), allant vous voir dans la journée. Mais je crois qu’à des prix possibles on n’a que des yachts trop inconfortables et très périlleux7. Si je ne craignais tant le bruit qu’il doit y avoir là et l’impossibilité de faire chauffer du linge, peut-être le moins coûteux, surtout avec mon alimentation si sommaire, serait-il un appartement de deux chambres aux Roches Noires8. Mais il me semble que les murs sont très minces et qu’on entend tout et les cheminées probablement pas faites pour être allumées. La Normandie m’est très peu saine9. Et à Trouville même, les brumes de la vallée le soir me sont mauvaises et l’air de la mer un peu agitant. Pourtant si je trouvais quelque chose de bien construit, de pas humide comme immeuble, de pas poussiéreux, genre moderne et nu, pas étouffé derrière des maisons mais soit sur la plage, soit sur la hauteur, et ne dépassant pas mille francs pour le mois d’août, je le prendrais peut-être. Peut-être aussi, au lieu d’attendre septembre pour refaire le calvaire d’Évian, irais-je dès août.