Le bateau serait une chose charmante, mais à voiles je le crois bien froid, et à vapeur, comme il serait tout petit, sentant bien la fumée. Pardonnez-moi de vous parler de moi et de mes projets avec cette naïve abondance. Elle est intéressée puisque vous pouvez dans une certaine mesure m’aider à les réaliser. Si je mets mille francs comme maximum de location (j’irais un peu plus loin à l’hôtel puisque là je n’aurais pas à compter en plus la nourriture etc.) c’est d’abord que c’est déjà très excessif pour moi et aussi que ne sachant jamais si un endroit ne me donnera pas des crises, je peux toujours être obligé de le quitter au bout de deux jours. Bien entendu si j’y étais parfaitement il serait possible que je reloue pour septembre. Mais je crois que le plus raisonnable serait Évian. Votre ami respectueux et reconnaissant

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (VI, 47-52) ; Kolb (VI, 159-163).

2- Le 21 juillet 1906 eut lieu une manière d’épilogue symbolique de l’affaire Dreyfus, avec la cérémonie au cours de laquelle, à l’École militaire, la croix de chevalier de la Légion d’honneur fut remise à Alfred Dreyfus.

3- Le Journal des Débats, 21 juillet 1906.

4- Ministre de la Guerre à l’époque de l’Affaire, le général Mercier fut compromis dans les manipulations ayant permis à l’armée de maintenir la condamnation de Dreyfus.

5- Félicie Fitau.

6- La transcription du nom est douteuse.

7- Aucun des projets de louer une maison en Normandie et un bateau, dont Marcel Proust détaille ici l’intérêt et les dangers, n’allait aboutir.

8- L’hôtel des Roches Noires, à Trouville.

9- De 1907 à 1914, chaque année, Marcel Proust allait effectuer un séjour en Normandie.

à Marie Nordlinger

[8 décembre 1906]1

Chère, chère, chère, chère Mary !

 

D’abord :

Reynaldo vous a-t-il dit que j’avais envoyé lettre puis Sésame2 dans le lieu étrange et à l’adresse où, comme je le lui ai dit, Detroit est le nom de la ville, n’est-ce pas ? Avenue, de la province ? et Lac Ontario, du pays ? Mais jamais de réponse, et je vois bien que rien n’est arrivé, puisque vous me dites : « Et Sésame ? » Le voici ci-joint en réponse.

Chère amie, que vous êtes près de mon cœur, et que l’absence vous a peu éloignée de moi ! Je pense à vous constamment avec tant de tendresse et l’indestructible regret du passé. Dans ma vie ravagée, dans mon cœur détruit, vous gardez une douce place. Chère amie, permettez-moi de vous dire en deux mots une chose triviale. Si vous n’avez encore reçu aucun droit d’auteur de Sésame, c’est que la revue où il a paru d’abord, Les Arts de la vie, a fait faillite et n’a point payé, et que l’éditeur du volume, le Mercure, ne me réglera que quand la vente sera plus complète. Si d’ici là vous vouliez que je vous les avance, rien ne serait plus facile ; vous savez qu’hélas ! je n’ai plus à rendre compte de l’emploi de mon argent à personne.

Vous êtes à Manchester, je vois. Moi, depuis quatre mois à Versailles. À Versailles, puis-je le dire ? Comme je m’y suis mis au lit en arrivant et ne l’ai plus quitté (n’ai pu aller une seule fois ni au Château, ni à Trianon, ni nulle part et ne me réveille qu’à la nuit close), suis-je plutôt à Versailles qu’ailleurs je n’en sais rien. Je devrais être à Paris, mais j’ai eu des ennuis d’appartement, un procès commencé, et j’ai loué depuis octobre un appartement où je ne peux entrer3. Mais enfin, si vous m’écrivez soit Hôtel des Réservoirs où je suis encore, soit 45 rue de Courcelles4 où j’ai eu l’affreux déchirement de ne pouvoir rester à cause du prix de l’appartement, mais d’où ma gentille concierge me fera suivre la lettre de Mary, soit 102 boulevard Haussmann, adresse de l’appartement loué et jusqu’ici inhabitable, j’aurai votre mot. Vous me pardonnerez si je suis trop fatigué pour y répondre. Mais je tâcherai de le faire.

Travaillez-vous ? Moi, plus. J’ai clos à jamais l’ère des traductions, que Maman favorisait. Et quant aux traductions de moi-même je n’en ai plus le courage. Avez-vous vu de belles choses en Amérique ? Quelle étrange folie de m’avoir renvoyé le petit livre de classe5 ! Si je sortais le jour, j’aimerais voir cet art égyptien et assyrien qui me paraissent bien beaux. Est-ce que M. Bing6 vend des choses égyptiennes et assyriennes, et gothiques ?

Comment vont les vôtres ? Comment va votre tante7 au souvenir de qui je vous prie de me rappeler et qui reste dans mon esprit une des plus curieuses stones of Venice8. Rien ne pouvait attendrir, rien ne pouvait faire bouger l’inflexibilité de ses principes. Mais comme elle me plaisait, et comme elle avait l’air de vous aimer ! Et elle me représente les Mornings in Venice9 que je n’ai jamais vus... la femme « du matin » qui ignore la « grasse matinée ».

Je n’ai cessé, chère amie, de penser toujours beaucoup à vous, constamment, et je ne cesserai jamais. Je vous baise les mains avec infiniment d’amitié.

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Nordlinger (103-106) ; Kolb (VI, 307-309).

2- La traduction par Proust – assisté de Marie Nordlinger – de Sésame et les lys de John Ruskin, parue en volume au début du mois de juin précédent.

3- Il s’agit de l’appartement de son grand-oncle Louis Weil, 102, boulevard Haussmann, loué puis sous-loué par Proust.

4- Dernière adresse des parents de Marcel Proust.

5- Il s’agit d’une édition scolaire d’un livre de l’égyptologue Gaston Maspero (voir Kolb, VI, 308, note 3 appelée p. 308).

6- Plus que de Siegfried Bing (1838-1905), marchand spécialisé dans l’art de l’Extrême-Orient et dans les arts décoratifs contemporains, disparu au mois de septembre précédent, il s’agit sans doute ici de son fils Marcel.

7- Mme Caroline Hinrichsen.

8- Jeu de mot sur le titre de l’ouvrage de John Ruskin Stones of Venice.

9- Jeu de mot sur le titre de l’ouvrage de John Ruskin Mornings in Florence.

à madame Émile Straus

[Début avril 1907]1

Madame,

 

J’ai tous les jours de meilleures nouvelles de Jacques2 (que je téléphone à Robert) et mon plaisir se double en pensant à celui que vous avez en recevant ces mêmes nouvelles. Je voulais vous écrire hier mais j’ai eu une crise qui a duré vingt-quatre heures pendant laquelle cela m’aurait été matériellement impossible d’écrire. Je voulais vous écrire pour vous dire combien j’ai trouvé admirablement gentil et délicieusement comique que vous ayez invité M. X... à déjeuner. C’est une de ces actions pleines d’esprit et de bonté qui ne sont que de vous.