Sur un point digne de remarque, ils se ressemblent : le déni de l’homosexualité, implicite dans les gauloiseries à l’usage de Louis d’Albufera comme dans les déclarations et confidences à Laure Hayman, à Louisa de Mornand ou à la princesse Soutzo131 est comparable à la distance que manifeste le Narrateur. Mais aussi, même si avec plus d’inconstance, sur un second point essentiel : le refoulement de la vocation. Alors qu’il se laisse régulièrement entretenir des projets de ses amis, qu’il examine leurs manuscrits et les corrige, qu’il accuse réception des volumes parus et les commente, Proust, jusque tard, dans ses lettres reste avare d’indications sur l’ampleur de son œuvre. S’il se reconnaît un talent, c’est celui de sa jeunesse, définitivement perdu depuis qu’en lui une « paresse extrême » l’a emporté – le privant du même coup, déplore-t-il en mai 1920, au moment précis où il renoue avec un monde dont il s’était éloigné, où il songe à l’Académie, où il écrit près d’une lettre par jour et finit de corriger les épreuves du Côté de Guermantes, de « toute souplesse de métier »132. À l’œuvre à venir, sur l’espoir de laquelle s’achève Le Temps retrouvé, correspondent ainsi les « rêves133 » encore nébuleux dont l’écrivain, sans plus de précision, saisit Émile Mâle à l’été 1907, ce « quelque chose » juste « commencé »134 qu’il mentionne à Lucien Daudet en octobre 1909 – à cette date, le Contre Sainte-Beuve rédigé l’année précédente a laissé place à un roman, dont le début, « Combray », est déjà mis au net.
Le sujet de la correspondance connaît toutefois un destin singulier. On a pu souligner combien le je du Narrateur, « affranchi [...] d’un moi empirique », s’exprime dans un présent intemporel et « n’est même plus tout à fait un je personnel »135 – aussi tend-il à quelque nous où s’exprime l’« unité fondamentale de l’humanité136 ». Les dernières lettres de Marcel Proust témoignent d’un mouvement contraire : crispées sur les détails d’une entreprise où chaque heure est disputée à la mort, rendues à l’urgence la plus concrète, elles sont d’un homme « expulsé pour ainsi dire de [lui]-même137 », et composent une poignante figure qui manque à la Recherche. Il n’est plus de second visage, on ne s’écrit plus.
Jérôme PICON.
1- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, 4 tomes (I à IV), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989 (ci-après abrégé en RTP), I, 3-7.
Une bibliographie sélective, comprenant la liste des abréviations utilisées dans les notes de ce volume, se trouve p. 357-360.
2- RTP, I, 28.
3- RTP, I, 402.
4- Nicole Deschamps a relevé plus de trois cents cas de « correspondance enchâssée » dans la Recherche, « sans oublier leur commentaire ainsi que des réflexions plus générales sur l’art épistolaire » ; « Lettre », in Annick Bouillaguet et Brian Rogers (collectif, sous la direction de), Dictionnaire Marcel Proust, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 566.
5- RTP, II, 686.
6- RTP, II, 686.
7- RTP, I, 29-30.
8- RTP, I, 482.
9- RTP, II, 183.
10- Kolb, I, 197.
11- Kolb, I, 282.
12- Kolb, II, 147.
13- Kolb, X, 51.
14- Kolb, VII, 180.
15- Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, 1990, p. 33.
16- Kolb, VI, 76.
17- Kolb, II, 101.
18- Kolb, I, 319.
19- RTP, IV, 37.
20- Kolb, X, 225 – voir infra, p. 171.
21- Alfred de Vigny, « La Mort du loup ».
22- Voir par exemple Kolb, IV, 32 ; Kolb, XI, 213 ; Kolb, XIV, 113 ; Kolb, XV, 63, 163 ; Kolb, XVII, 60, 75, 454 ; Kolb, XVIII, 550 ; Kolb, XIX, 166 ; Kolb, XXI, 276.
23- Kolb, X, 231 (décembre 1910 [?]).
24- Kolb, XI, 289.
25- Kolb, XI, 255 ; à Eugène Fasquelle.
26- Kolb, XI, 279 ; à Gaston Gallimard.
27- Kolb, XI, 335.
28- Kolb, XV, 225 – voir infra, p. 247.
29- Kolb, XV, 224 – voir infra, p. 246.
30- RTP, I, 491.
31- Kolb, XIII, 217.
32- La lettre à Alfred Agostinelli du [30 mai 1914], unique vestige de la correspondance entre Proust et son chauffeur-secrétaire, a été retrouvée et publiée par Philip Kolb en 1966, puis reprise dans la Correspondance de Marcel Proust (Kolb, XIII, 217-223). Entre autres comparaisons à faire entre cette lettre et celles échangées par le Narrateur et Albertine dans Albertine disparue, voir par exemple : « Je vous remercie beaucoup de votre lettre (une phrase était ravissante (crépusculaire etc.) [...]) » (Kolb, XIII, 217), à rapprocher de « croyez que je n’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire » (RTP, IV, 50-51) ; « Mais ne croyez pas qu’il ait, lui, un intérêt quelconque sur ces ventes » (Kolb, XIII, 217), à rapprocher de « Vous vous laisseriez monter le coup par ces gens qui ne cherchent qu’une chose, c’est à vendre » (RTP, IV, 50) ; « En tous cas si je le [l’avion commandé par Proust pour Alfred Agostinelli] garde (ce que je ne crois pas) comme il restera vraisemblablement à l’écurie, je ferai graver sur (je ne sais pas le nom de la pièce et je ne veux commettre d’hérésie devant un aviateur) les vers de Mallarmé que vous connaissez : “Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui / Magnifique, mais sans espoir qui le délivre” » (Kolb, XIII, 217-219), à rapprocher de « Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont chance de rester toujours, l’un au port désarmé, l’autre à l’écurie, je ferai graver sur le... du yacht (mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) ces vers de Mallarmé que vous aimiez : “Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui / Magnifique mais qui sans espoir se délivre...” Vous vous rappelez, – c’est la poésie qui commence par : “Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui. Hélas, aujourd’hui n’est plus ni vierge, ni beau” » (RTP, IV, 39).
33- RTP, II, 224. Voir aussi la lettre du [31 juillet 1918] à la princesse Dimitri Soutzo : « voici votre lettre qui arrive. Joie de l’écriture (cet autre cher visage de vous [...]) » (Kolb, XVII, 334 ; je souligne).
34- Kolb, VI, 23, [janvier 1906 ?].
35- Kolb, II, 243 ; à Mlle Kiki Bartholoni.
36- Kolb, IV, 34 ; à la comtesse Mathieu de Noailles [9 juillet 1904].
37- Kolb, IV, 289 ; à Lucien Daudet.
38- Kolb, XVIII, 476.
39- Kolb, XVII, 187.
40- Kolb, XVIII, 426.
41- Kolb, V, 158.
42- Kolb, XIX, 602.
43- Kolb, IX, 116.
44- Kolb, IX, 235.
45- Cf. José-Luis Diaz, « Le XIXe siècle devant les correspondances », in Romantisme, revue du dix-neuvième siècle, no 90, « J’ai toujours aimé les correspondances », SEDES, 1995, p. 7-26.
46- La formule sert de titre au volume sous lequel a été rassemblé en 1892 l’essentiel des pages critiques consacrées par Barbey d’Aurevilly à des éditions de correspondances.
47- Kolb, VIII, 326 (Stendhal) ; Kolb, X, 207 (Michelet) ; Kolb, XIII, 66 (Ruskin) ; Kolb, VI, 353 (Hugo) ; Kolb, V, 138 (Marceline Desbordes-Valmore) ; Kolb, VIII, 181 (Fromentin) ; Kolb, XVI, 57 (Mendelssohn).
48- Kolb, V, 143.
49- Kolb, VII, 267.
50- Kolb, XII, 157, 158.
51- « À propos du style de Flaubert », Écrits sur l’art, 321. Voir aussi : « Vraiment ce serait navrant pour Flaubert d’avoir tant travaillé à ses livres et qu’ils ne fussent pas supérieurs à ses lettres » (Kolb, XIX, 61).
Sur la réception critique de la correspondance d’Emerson avec Carlyle, voir aussi Kolb, XII, 159, note 9 appelée p. 157 ; sur la défense de la correspondance de Flaubert par le critique Paul Souday, voir Kolb, XIX, 594.
52- Par exemple Kolb, V, 246 ; Kolb, VI, 180.
53- Kolb, XV, 316. Pour une citation ou une mention proches, voir Kolb, XI, 32, 58, 77, et Kolb, XX, 396 (où la citation apparaît précédée des mots : « Ma pauvre Maman m’appliquait toujours le mot de Mme de Sévigné sur son fils : [...] »). Voir aussi : « Je me mis à lire la lettre de maman. [...] elle se disait fâchée de mes grandes dépenses : “À quoi peut passer tout ton argent ? Je suis déjà assez tourmentée de ce que, comme Charles de Sévigné, tu ne saches pas ce que tu veuilles et que tu sois ‚deux ou trois hommes à la fois’, mais tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense et que je ne puisse pas dire de toi : ‚Il a trouvé le moyen de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s’acquitter’” » (RTP, III, 647), ou encore « Tâche, continua maman, de ne pas devenir comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait : “Sa main est un creuset où l’argent se fond” » (RTP, III, 406).
54- Jean Santeuil, 488.
55- Ibid.
56- Voir par exemple Kolb, III, 252, et Kolb, III, 245 (« Pas un mot à Bertrand de cette lettre [...] ») – voir aussi, infra, p. 172.
57- Kolb, XX, 35.
58- Voir sur ce point le témoignage de Céleste Albaret, gouvernante de Proust dans les huit dernières années de sa vie : « Un des drames de sa fin a été l’inquiétude et le remords d’avoir entretenu trop de correspondance. Il m’en a souvent parlé ; c’était devenu une hantise. “– Céleste, vous verrez : je ne serai pas mort, que tout le monde publiera mes lettres. J’ai eu tort, j’ai trop écrit, beaucoup trop. Malade comme je suis et comme je l’ai toujours été, je n’ai eu de contact avec le monde qu’en écrivant. Jamais je n’aurais dû. Mais je vais prendre des dispositions. Oui, je vais m’arranger pour que personne n’ait le droit de publier toute cette correspondance.” Cela le tourmentait ; il y revenait constamment ; il en parlait à des gens au-dehors. Une nuit, il est rentré très déprimé, après avoir passé la soirée avec l’auteur dramatique Henry Bernstein, à qui il avait mentionné l’affaire et qui lui avait répondu qu’il ne voyait guère ce qu’il y pourrait. Il est allé consulter son ami, le banquier Horace Finaly, qui ne lui a pas non plus laissé beaucoup d’espoir. Finalement, il s’est rabattu sur son avocat, de ses amis aussi. Et, cette fois, il en est revenu effondré.
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