Sa vache de mère hélas n’a pas cessé de construire... je ne sais quoi ! Car depuis tant de mois douze ouvriers par jour tapant avec cette frénésie ont dû édifier quelque chose d’aussi majestueux que la Pyramide de Chéops que les gens qui sortent doivent apercevoir avec étonnement entre le Printemps et Saint-Augustin3. Moi je ne le vois pas mais je l’entends. Et quand les coups de marteaux redoublent une crise déjà trop forte et que je sens que non seulement cette dame me coûte une année où je ne fais guère que souffrir mais abrège de plusieurs années ma vie par les crises et les drogues, je pense à ce cri que pousse dans Sully Prudhomme l’ouvrier de cette même pyramide. Vous devez vous rappeler cela :
Il cria tout à coup comme un arbre cassé.
Le cri monta, cherchant les Dieux et la Justice,
Et depuis trois mille ans sous l’énorme bâtisse
Dans la gloire Chéops inaltérable dort4.
quelquefois je rêve que les travaux sont finis et qu’il ne viendra pas de maçons mais en me réveillant (ou plutôt en étant réveillé par eux) j’aperçois (comme dans Sully Prudhomme encore) « Le laboureur m’a dit en songe »
De hardis compagnons montés sur leurs échelles.
(je ne sais pas du tout si le vers est exact, je veux parler de la pièce. Il a rêvé qu’il n’y avait plus d’ouvriers et où il est content d’en trouver au réveil)5.
Seulement il a fallu laisser sécher la peinture et la mère du juge a été forcée d’interrompre quelques jours, à peine si pendant ce temps-là elle a fait changer deux ou trois fois le siège de ses cabinets (trop étroit je suppose) auxquels j’ai l’honneur d’être adossé (et toujours entre sept et dix heures du matin). Ce petit répit m’a fait grand bien et j’ai fait quelques pas dehors devant la maison et sur le balcon. Quand elle sera installée je renaîtrai et encore non, car une personne si luxueuse aura des tableaux sans nombre à faire clouer et elle choisira certainement le matin pour cela. Et puis ce sera la saison des fleurs et je ne pourrai plus sortir ! Enfin j’ai pu faire quelques pas à l’air et malgré les crises dont j’ai payé cela, cela m’a fait bien plaisir. J’ai trouvé le soleil une bien jolie chose et bien singulière.
Madame, je vous ai écrit comme à une dame qui n’a rien à faire à Dax et qui a le temps de s’ennuyer à lire des lettres. Mais je ne veux pas abuser de vous, ni non plus de mes forces et de ma main toujours très fatiguée, et je voulais seulement vous remercier, vous dire comme je pense à Jacques, comme je vous admire, comme je vous aime, comme je vous suis très reconnaissant
Marcel Proust.
Je crois tout de même que les travaux sont plus doux et je crois qu’il vaut mieux ne plus rien lui dire. Nous jugerons de sa bonne volonté en voyant si elle commande ses tapissiers pour l’après-midi, maintenant qu’il fait jour jusqu’à sept heures.

1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (VI, 73-75) ; Kolb (VII, 131-133).
2- Jacques Bizet, fils de Mme Straus et ami d’enfance de Proust.
3- Allusion aux travaux entrepris par des voisins de Proust, 102, boulevard Haussmann.
4- Citation approximative de « Cri perdu » de Sully Prudhomme.
5- Fragments de « Un songe » de Sully Prudhomme.
à Robert de Montesquiou
[Mai 1907]1
Cher Monsieur,
Surtout pour vous dire que la chose me paraît impossible, pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu immédiatement après avoir reçu votre lettre2. Mais je suis à peu près tué d’un article que je viens de finir3, et je me suis reposé un jour sans lire et écrire de lettres, car je ne savais plus ce que je faisais. Vous m’avez peiné en me parlant de contrainte. Comment pourrait-il y en avoir quand il y a admiration si vive, plaisir si profond à l’exprimer ? Si je crois que je ne peux pas le faire, c’est pour deux ordres de raisons. Le premier est que je ne parle pas, que je ne dois pas parler des livres au Figaro. Sauf exception, pourtant, pour l’article que je viens de faire et que M. Calmette m’avait commandé exceptionnellement. Et comme je ne sais s’il paraîtra, car on trouve que je fais dix fois trop long, et j’ai beau tâcher de resserrer, m’enlever chaque fois, prise ici et là, la livre de chair de Shylock4 pour tâcher de peser moins, je ne sais pas arriver aux dimensions voulues. J’ai, en ce moment, des articles en souffrance au Figaro, qui ne paraissent pas et attendent toujours de la place, notamment la fin de celui sur lequel vous m’aviez dit de si gentilles choses5. Celui-là, comme je l’ai annoncé à la fin de l’autre, je crois qu’il paraîtra, mais je ne sais quand. Justement dans celui que je viens de terminer et qui passera avant les autres, s’il passe, le nom de Gustave Moreau me donnait une parfaite occasion de faire allusion à Altesses Sérénissimes. Mais je n’ai pu arriver à trouver le joint, sans que cela eût l’air, surtout ajouté à la quantité de noms propres qu’il y a déjà dans l’article, d’une pure carte de visite. Cela n’allait pas. Quand je parle du Lion, j’aime bien lui donner partem leonis, sinon même en quantité, au moins en qualité.
Donc, pour que je puisse faire l’article, il faudrait que M. Calmette me le commandât, et je ne crois pas que cela convienne au Figaro que j’y fasse ce genre d’articles pour lesquels ils ont des titulaires ou des intérimaires habituels, ou alors le concours exceptionnel d’un Voguë, etc., qui font cela une fois par hasard. Avec cela, leur irritation contre ma longueur, et la difficulté où elle met Le Figaro en ce moment avec l’article dont ils ont besoin et qui semble ne pas pouvoir passer, et d’où j’ai pourtant enlevé tout ce que je peux enlever, que je suis trop épuisé pour resserrer encore, tout cela rendrait la chose plus improbable.
Mon deuxième ordre de raisons, c’est l’extraordinaire fatigue que ce dernier article m’a causée et qui fait que je me sens incapable d’écrire quelque chose de possible (celui-là est, d’ailleurs, détestable) avant d’avoir pris quelque repos complet. La préoccupation d’un article à faire sur un sujet de ce genre, avec la crainte que Le Figaro ne le prenne pas, je sens que tout cela serait au-dessus de mes forces. J’ai encore d’autres raisons à vous donner, tirées du sujet lui-même (non pas le livre mais vous) qui me rendraient cela particulièrement fatigant. Mais je suis précisément au moment où je vous écris, si fatigué que je sens que je ne sais plus ce que je vous écris. Dans quelques heures, quand j’aurai essayé de dormir un peu, je vous écrirai peut-être une lettre très possible, mais je ne veux pas attendre, étant déjà honteux de ne pas vous avoir remercié immédiatement.
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