Mais les divines mélodies de Massenet et de Gounod calmeront mes ennuis). La taille est petite, agréablement découpée. Mais rien ne vaut la tête qu’on ne peut se lasser de regarder. J’avoue que le premier jour je ne l’avais trouvée que jolie mais chaque jour son expression charmante m’a séduit davantage, et j’en suis arrivé à une admiration muette.

Eh bien non, je paraîtrais un imbécile à Mme Catusse et je réserve pour une lettre qu’elle ne verra pas la célébration de ses charmes physiques.

La conversation de Mme Catusse m’est venue consoler de mes chagrins multiples et de l’ennui que respire Salies pour qui n’a pas assez de « doubles muscles » comme dit Tartarin, pour aller chercher dans la fraîcheur de la campagne avoisinante le grain de poésie nécessaire à l’existence, et dont hélas, est complètement dépourvue la terrasse pleine de caquets et de bouffées de tabac où nous passons notre existence. Je bénis les dieux immortels qui ont fait venir ici une femme aussi intelligente, aussi étonnamment instruite, qui apprend tant de choses et répand un charme aussi pénétrant « mens pulcher in corpore pulchro ». Mais je maudis les génies ennemis du repos des humains qui m’ont forcé de dire des fadaises devant quelqu’un que j’aime autant, de si bon pour moi et de si charmant. C’est une torture. Je t’aurais dit combien son séjour me ravit, combien je serais chagrin de son départ, j’aurais tâché de dépeindre éloquemment ses traits, et de te faire sentir sa beauté intérieure, j’aurais voulu te montrer sa grâce et te dire mon amitié, mais jamais ! mon rôle est déjà stupide ainsi.

Je t’embrasse furieux jusqu’à ce que ses « accents mélodieux, enchantant mon oreille, endorment mes douleurs ».

Bonjour Grand-mère, comment ça va-t-il ?

Marcel.

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1- Adèle Berncastel ou Berncastell, Mme Nathé Weil, grand-mère maternelle de Marcel Proust. Un index des personnes citées se trouve p. 361.

2- Lettre publiée dans Catusse (13-14) ; Kolb (I, 96-98). La liste des abréviations utilisées pour désigner les éditions anciennes de la correspondance de Marcel Proust se trouve p. 358-359.

3- L’ouvrage où parut la première édition des lettres de Proust à Mme Catusse – et où figure aussi la présente lettre de Proust à sa grand-mère Weil – porte le titre Lettres à Mme C. (Paris, Janin, 1946). Nous rétablissons systématiquement l’identité de celle qui, après avoir été l’une des meilleures amies de la mère de l’écrivain, devait rester proche de celui-ci jusqu’à sa mort.

4- Mme J. Biraben, propriétaire de l’hôtel de la Paix à Salies-de-Béarn.

à madame Adrien Proust

Dimanche
 [5 septembre 1888]1

à toi ma chère petite Maman

 

ma dernière feuille de papier chic.

C’est la vérité pure qui va sortir de ma bouche.

 

Très bonne promenade hier soir. Conduit Georges2 au tramway. Je l’ai pendant dix minutes entraîné au loin pour qu’il laisse partir le tramway. Ça n’a pas raté. Malheureusement, les dernières minutes, quand je l’épie, qui va partir, je suis si content, que je me trahis un peu. Il s’est mis à courir après ! C’est si chic de le voir.

Accidents le soir. Nuit longue mais plutôt désagréable. Puis jusque-là toujours pas les yeux très secs. Encore sous le coup de votre départ je me suis même attiré un sermon de mon oncle3 qui m’a dit que ce chagrin c’était de l’« égoïsme ». Cette petite découverte psychologique lui a procuré de si pures joies d’orgueil et de satisfaction qu’il m’a moralisé, devenu impitoyable. Grand-père4 beaucoup plus doux a seulement dit que j’étais idiot, avec beaucoup de calme, et grand-mère5 a hoché la tête en riant, en disant que ça ne prouvait nullement que j’aimais « ma mère ». Je crois qu’il n’y a guère qu’Auguste, Marguerite et Mme Gaillard6 qui soient sensibles à mon malheur. Quant à Victoire et à Angélique7 elles croient évidemment que j’ai une « petite connaissance » qui va sécher mes larmes ! Mais ce matin m’étant levé de bonne heure j’ai été au bois, avec Loti. Oh ! Ma petite Maman, que j’ai eu tort de ne pas le faire encore ; et comme je le ferai souvent. Dès l’entrée il faisait beau ; soleil, frais, enfin j’en riais de joie tout seul ; j’avais du plaisir à respirer ; à sentir, à remuer mes membres, comme jadis au Tréport, ou à Illiers l’année d’Augustin Thierry8 – et mille fois mieux que mes promenades avec Robert9. Et puis Le Mariage de Loti10 a encore accru ce bien être – bien être comme si j’avais bu du thé – lu sur l’herbe au petit lac, violet dans une demie-ombre, puis par endroits, du soleil qui se précipitait faisant étinceler l’eau et les arbres.

« Dans l’étincellement et le charme de l’heure11. » J’ai alors compris ou plutôt senti, combien de sensations exprimait ce vers charmant de Leconte de Lisle ! Toujours lui !

Grand-père a entièrement renoncé au thé. Fleur d’oranger. Ballet est passé grand homme parce qu’il a dit que grand-père avait bien raison de ne jamais moucher. Même par une rencontre surnaturelle – ô combien surnaturelle – : vous ne feriez qu’exciter ! Je me suis très bien tenu à table et n’ai pas une fois croisé un regard furibond de grand-père12. À peine une observation parce que je me frottais les yeux avec mon mouchoir.