Reste de chagrin.
Dis à Robert que les ouvriers de Sa Majesté ont terminé l’instrument destiné à des affaires d’État si graves mais qu’eux – comme il convient : (voir les romans de Dumas) – ne se doutent pas de l’importance ni même du caractère de ce qu’ils ont fait. Ça m’a paru mille fois trop grand et comme une trompette de jugement dernier. Victoire m’a dit que c’était très drôle et qu’elle ne sait pas du tout à quoi ça peut servir13 ! Embrasse mille fois Robert et toi pour moi. J’ai des remords des plus légères contrariétés que j’ai pu te causer ! Pardon. Je t’embrasse infiniment.
Marcel.
P.-S. – On vient de m’apporter le pantalon Palais de Crystal. Trop étroit. On le rapportera sans faute ce soir, arrangé. On a rendu ceux de Robert.

1- Lettre publiée dans Mère (4-6) ; Kolb (I, 110-112).
2- Georges Weil, frère de Mme Adrien Proust et oncle de Marcel.
3- Il peut s’agir ici de l’oncle Georges (voir note précédente), ou du grand-oncle Louis.
4- Nathé Weil, père de Mme Adrien Proust.
5- Mme Nathé Weil.
6- Auguste, Marguerite et Mme Gaillard étaient employés, le premier chez Louis Weil, oncle de Mme Adrien Proust, les deux autres chez les Proust (voir l’Index général de la correspondance de Marcel Proust, sous la direction de Kazuyoshi Yoshikawa, Kyoto, Presses de l’université de Kyoto, 1998).
7- Victoire et Angélique, domestiques chez les Proust.
8- 1886.
9- Robert Proust, frère de Marcel.
10- [Pierre Loti], Le Mariage de Loti, par l’auteur d’Aziyadé, Calmann-Lévy, 1880.
11- Leconte de Lisle, Poèmes tragiques, « Épiphanie ».
12- La scène se déroule dans la maison de Louis Weil, grand-oncle de Marcel Proust, située à Auteuil.
13- Il s’agit d’une cuvette de cabinet d’aisances.
à Robert Dreyfus
[7 septembre 1888]1
(Chiffre de Joyant2, chez qui je suis à l’Isle-Adam,
mais écris-moi à Auteuil où je reviens ce soir).
Mon cher ami,
As-tu voulu poliment me dire qu’Halévy me trouvait brac et toc ? Je te dirai que je n’ai pas très bien compris.
Je ne crois pas qu’un type est un caractère. Je crois que ce que nous croyons deviner d’un caractère n’est qu’un effet des associations d’idées. Je m’explique, tout en te déclarant que ma théorie est peut-être fausse, étant entièrement personnelle.
Ainsi je suppose que dans la vie, ou dans une œuvre littéraire, tu vois un Monsieur qui pleure sur le malheur d’un autre. Comme chaque fois que tu as vu un être éprouver de la pitié, c’était un être bon, doux et sensible, tu en déduiras que ce Monsieur est sensible, doux et bon. Car nous ne construisons dans notre esprit un caractère que d’après quelques lignes, par nous vues, qui en supposent d’autres. Mais cette construction est très hypothétique. Quare si Alceste fuit les hommes, Coquelin prétend que c’est par mauvaise humeur ridicule, Worms par noble mépris des viles passions. Item dans la vie. Ainsi Halévy me lâche, en s’arrangeant à ce que je sache que c’est bien exprès, puis après un mois vient me dire bonjour. Or parmi les différents Messieurs dont je me compose, le Monsieur romanesque, dont j’écoute peu la voix, me dit : « C’est pour te taquiner, se divertir, et t’éprouver, puis il en a eu regret, désirant ne pas te quitter tout à fait. » Et ce Monsieur me représente Halévy à mon égard comme un ami fantaisiste et désireux de me connaître.
Mais le Monsieur défiant, que je préfère, me déclare que c’est beaucoup plus simple, que j’insupporte Halévy, que mon ardeur – à lui, sage – semble d’abord ridicule, puis bientôt assommante – qu’il a voulu me faire sentir ça, que j’étais collant, et se débarrasser. Et quand il a vu définitivement que je ne l’embêterais plus de ma présence, il m’a parlé. Ce Monsieur ne sait pas si ce petit acte a pour cause la pitié, ou l’indifférence, ou la modération, mais il sait bien qu’il n’a aucune importance et s’en inquiète peu. Du reste, il ne s’en inquiète que comme problème psychologique.
Mais il y a la question de la lettre : est-ce x – est-ce y ? Tout est là. Si c’est x (ensemble des phénomènes d’amitié), la brouille n’a l’importance que d’un caprice, d’une épreuve, ou d’un dépit, et tout est dans la réconciliation.
Si c’est y – antipathie – la réconciliation n’est rien, la brouille est tout.
Oh ! pardon ! pour t’exposer ma théorie, j’ai pris toute une lettre et Joyant m’appelle. À une autre fois ma lettre. Mais sur cette question tu peux assurer mes investigations psychologiques. Car tu sais bien si Halévy t’a dit (et je ne lui en voudrais pas) : ce Proust, quel assommoir !
Ou ce Proust est plutôt gentil.
Il est vrai qu’il y a la troisième solution, la plus probable :
Qu’il ne t’en a pas parlé du tout.
Je ne suis qu’un corps neutre.
Éclaircis-moi ce petit problème. Je te répondrai sur ce que tu voudras.
Trois pardons :
1° De ne pas t’avoir répondu plus tôt : mais ma mère partait et mon frère. Puis départ chez Joyant.
2° Si mal écrit et galopé à tous les points de vue : Joyant m’attend.
3° T’avoir embêté avec cela... Ça m’intéresse !...
Bien à toi.
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Dreyfus (37-40) ; Kolb (I, 114-116).
2- Édouard Joyant, camarade de Proust en classe de rhétorique.
à Laure Hayman
Ce mercredi matin
[début novembre 1892]1
Chère amie, chères délices,
Voici quinze Chrysanthèmes, douze pour vos douze quand ils seront fanés, trois pour compléter les douze vôtres ; j’espère que les tiges seront excessivement longues comme je l’ai recommandé. Et que ces fleurs fières et tristes comme vous, fières d’être belles, tristes que tout soit si bête – vous plairont. Je vous remercie encore (et si ce n’était samedi mon examen, j’aurais été vous le dire) de votre gentille pensée pour moi. Cela m’aurait tant amusé d’aller à cette fête dix-huitième siècle, de voir ces jeunes gens que vous dites spirituels et charmants, unis dans l’amour de vous.
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