Comme je les comprends ! Qu’une femme simplement désirable, simple objet de convoitise ne puisse que diviser ses adorateurs, les exaspérer les uns contre les autres, c’est bien naturel2. Mais quand une femme comme une œuvre d’art nous révèle ce qu’il y a de plus raffiné dans le charme, de plus subtil dans la grâce, de plus divin dans la beauté, de plus voluptueux dans l’intelligence, une commune admiration pour elle réunit, fraternise. On est coreligionnaire en Laure Hayman. Et comme cette divinité est très particulière, que son charme n’est pas accessible à tout le monde, qu’il faut pour le saisir des goûts assez raffinés, comme une initiation du sentiment et de l’esprit, il est bien juste qu’on s’aime entre fidèles, qu’on se comprenne entre initiés. Aussi votre étagère de Saxes3 (presque un autel !) me paraît-elle une des choses les plus charmantes qu’on puisse voir, – et qui ont dû le plus rarement exister depuis Cléopâtre et Aspasie. Aussi je propose d’appeler ce siècle-ci, le siècle de Laure Hayman, dynastie régnante : celle des Saxes. – Me pardonnerez-vous toutes ces folies et me permettrez-vous après mon examen d’aller vous porter

Mes tendres respects.

Marcel Proust.

P.-S. – En y réfléchissant je serais assez gêné d’aller dans le foutoir de vos Saxes. Si cela vous était égal j’aimerais mieux voir chez vous en visite celui que je désire surtout voir. Comme cela s’ils me trouvent ennuyeux, ils ne me trouveront pas indiscret. Et je n’aurai pas à craindre de vengeances ducales ou comtales pour avoir dérangé des Saxes.

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1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (V, 209-210) ; Kolb (I, 190-191).

2- La destinataire, rencontrée par Proust chez son grand-oncle Louis Weil en 1888, était une courtisane liée à de hautes personnalités françaises et étrangères de la fin du siècle, comme Paul Bourget, le duc d’Orléans, le roi de Grèce ou encore Adrien Proust, le propre père de Marcel.

3- Derrière les « Saxes » dont il est question dans cette lettre, il convient de voir à la fois des statuettes décoratives de porcelaine allemande et les admirateurs dévoués de Laure Hayman.

à Robert de Montesquiou

Ce lundi soir
 [juillet 1893]1

Monsieur,

 

Je vous remercie infiniment de votre envoi2. Mais la dédicace est trop modeste si, isolée ainsi de la pièce qu’elle résumait, elle prétend vous définir. Je trouve que vous êtes autant le souverain des choses éternelles3. Voici ce que je veux dire :

Il y a longtemps que je me suis aperçu que vous débordiez largement le type du décadent exquis sous les traits (jamais aussi parfaits que les vôtres, mais assez ordinaires pourtant à ces époques) duquel on vous peint. Seul de ces temps sans pensée et sans volonté, c’est-à-dire au fond sans génie, vous excellez par la double puissance de votre méditation et de votre énergie. Et je pense que jamais cela ne s’était rencontré, ce suprême raffinement avec cette énergie et cette force créatrice des vieux âges et cette intellectualité du dix-septième siècle presque, tant il y en a eu peu depuis. (Je crois, du reste, que pour Baudelaire et pour vous, on pourrait montrer comme vous tenez – et pas pour s’amuser à un paradoxe – du dix-septième siècle le goût des maximes, l’habitude – perdue – de penser en vers). Corneille a-t-il fait un plus beau vers que celui-ci :

Elle y voit mieux en elle, au déclin des clartés,

un plus cornélien que cet autre :

Ceux que la pudeur fière a voués au cil sec4.

Et je crois que c’est ce qui a gardé si pure chez vous cette générosité si rare maintenant, – et qui aura permis au plus subtil des artistes d’écrire aussi les vers les plus fortement pensés et qui resteraient dans une bien mince anthologie de la poésie philosophique en France, – qui a fait du souverain des choses transitoires le souverain des choses éternelles, et qui, enfin, nous empêche de prévoir ce que sera la suite de votre œuvre comme partout où il y a jaillissement spontané, source, vie spirituelle véritable, c’est-à-dire liberté. Tout cela pour le plus grand bonheur de votre bien respectueux et reconnaissant

Marcel Proust.

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1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (I, 3-5) ; Kolb (I, 220-222).

2- Envoi d’un exemplaire du recueil de poèmes du destinataire publié en 1893, Les Chauves-Souris.

3- Allusion à la légende d’une photographie de Robert de Montesquiou, adressée par lui à Proust : « Je suis le souverain des choses transitoires. » Cette dédicace reprend le premier vers du poème « Maestro », inclus dans le recueil de Montesquiou Les Chauves-Souris.

4- Ces deux vers sont tirés du poème de Montesquiou « Laus noctis ».

à Adrien Proust

Jeudi dix heures
 9, boulevard Malesherbes
 [fin septembre 1893]1

Mon cher petit papa

 

J’espérais toujours finir par obtenir la continuation des études littéraires et philosophiques pour lesquelles je me crois fait2. Mais puisque je vois que chaque année ne fait que m’apporter une discipline de plus en plus pratique, je préfère choisir tout de suite une des carrières pratiques que tu m’offrais. Je me mettrai à préparer sérieusement, à ton choix, le concours des Affaires étrangères ou celui de l’École des Chartes. – Quant à l’étude d’avoué je préférerais mille fois entrer chez un agent de change. D’ailleurs sois persuadé que je n’y resterais pas trois jours ! –. Ce n’est pas que je ne croie toujours que toute autre chose que je ferai autre que les lettres et la philosophie, est pour moi du temps perdu. Mais entre plusieurs maux il y en a de meilleurs et de pires. Je n’en ai jamais conçu de plus atroce, dans mes jours les plus désespérés, que l’étude d’avoué. Les ambassades, en me la faisant éviter, me sembleront non ma vocation, mais un remède.

J’espère que tu verras ici M. Roux et M. Fitch. Chez M. Fitch il y a je crois Delpit. Je te rappelle (crainte de break) que c’est le frère de Mme Guyon.

Je suis charmé de me retrouver à la maison dont l’agrément me console de la Normandie et de ne plus voir (comme dit Baudelaire en un vers dont tu éprouveras j’espère toute la force)

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