Encore quelques villes nourries de pâte noire puis le Sahara. Bernis assistera ce soir au déshabiller de la terre.

Bernis est las. Deux mois plus tôt, il montait vers Paris à la conquête de Geneviève. Il rentrait hier à la Compagnie, ayant mis de l’ordre dans sa défaite. Ces plaines, ces villes, ces lumières qui s’en vont, c’est bien lui qui les abandonne. Qui s’en dévêt. Dans une heure le phare de Tanger luira : Jacques Bernis, jusqu’au phare de Tanger, va se souvenir.

DEUXIÈME PARTIE

I

Je dois revenir en arrière, raconter ces deux mois passés, autrement qu’en resterait-il ? Quand les événements que je vais dire auront peu à peu terminé leur faible remous, leurs cercles concentriques, sur ceux des personnages qu’ils ont simplement effacés, comme l’eau refermée d’un lac, quand seront amorties les émotions poignantes, puis moins poignantes, puis douces que je leur dois, le monde de nouveau me paraîtra sûr. Ne puis-je pas me promener déjà, là où devrait m’être cruel le souvenir de Geneviève et de Bernis, sans qu’à peine le regret me touche ?

* * * * *

Deux mois plus tôt il montait vers Paris, mais, après tant d’absence, on ne retrouve plus sa place : on encombre une ville. Il n’était plus que Jacques Bernis habillé d’un veston qui sentait le camphre. Il se mouvait dans un corps engourdi, maladroit, et demandait à ses cantines, trop bien rangées dans un coin de la chambre, tout ce qu’elles révélaient d’instable, de provisoire : cette chambre n’était pas conquise encore par du linge blanc, par des livres.

« Allo… C’est toi ? » Il recense les amitiés. On s’exclame, on le félicite :

– Un revenant ! Bravo !

– Eh oui ! Quand te verrai-je ?

On n’est justement pas libre aujourd’hui. Demain ? Demain on joue au golf, mais qu’il vienne aussi. Il ne veut pas ? Alors après-demain. Dîner. Huit heures précises.

Il entre, pesant, dans un dancing, garde, parmi les gigolos, son manteau comme un vêtement d’explorateur. Ils vivent leur nuit dans cette enceinte comme des goujons dans un aquarium, tournent un madrigal, dansent, reviennent boire. Bernis dans ce milieu flou, où seul il garde sa raison, se sent lourd comme un portefaix, pèse droit sur ses jambes. Ses pensées n’ont point de halo. Il avance, parmi les tables, vers une place libre. Les yeux des femmes qu’il touche des siens se dérobent, semblent s’éteindre. Les jeunes gens s’écartent flexibles pour qu’il passe. Ainsi, la nuit, les cigarettes des sentinelles, à mesure que l’officier de ronde avance, tombent des doigts.

Ce monde, nous le retrouvions chaque fois, comme les matelots bretons retrouvent leur village de carte postale et leur fiancée trop fidèle, à leur retour à peine vieillie. Toujours pareille, la gravure d’un livre d’enfance. À reconnaître tout si bien en place, si bien réglé par le destin, nous avions peur de quelque chose d’obscur. Bernis s’informait d’un ami : « Mais oui. Le même. Ses affaires ne vont pas bien fort. Enfin tu sais… la vie. » Tous étaient prisonniers d’eux-mêmes, limités par ce frein obscur et non comme lui, ce fugitif, cet enfant pauvre, ce magicien.

Les visages de ses amis à peine usés, à peine amincis par deux hivers, par deux étés. Cette femme dans un coin du bar : il la reconnaissait. Le visage à peine fatigué d’avoir servi tant de sourires.