On dit que la fortune vient en dormant, et, tandis que je m’éloignais, je souhaitai que le proverbe pût se réaliser pour lui. Comme je me dirigeais vers la porte intérieure, je distinguai vaguement le garçon, qui, assoupi au fond d’une des stalles, se redressa soudain, son éternelle serviette sous le bras, en s’écriant : « Voilà, monsieur ! »

Le lendemain matin, l’objet de ma bienveillante curiosité ne se montra pas, et j’appris du garçon que M. Serle déjeunait dans son lit. Pressé de m’acquitter de quelques commissions, je dus traverser divers quartiers de la ville, et la matinée s’écoula vite. L’après-midi venue, me trouvant dans cette direction, je me décidai à visiter Hampton-Court. Une demi-heure plus tard, je parcourais les nombreuses salles du vieux palais dont le royal mobilier me charma fort peu et qui n’offrent guère d’autre attrait que les portraits des nobles dames aux seins de neige peints par Lely ou Kneller.

Du reste, cet unique attrait semblait avoir perdu sa puissance, car je me croyais seul à visiter ce château où régnait autrefois l’animation d’une cour. Tandis que je me livrais à des réflexions peu originales sur la vanité des grandeurs humaines, je faillis me heurter contre une personne qui contemplait avec admiration une beauté minaudière immortalisée par le pinceau de sir Peter Lely. C’était mon colocataire du Lion-Rouge, qui me reconnut de son côté et me salua poliment. Comme je tenais un catalogue à la main, il me pria de lui dire le nom de celle qui avait posé pour le portrait. Lorsque je lui eus donné le renseignement désiré, il me demanda avec un certain air de timidité ce que j’en pensais.

– Le peintre a tiré tout le parti possible de son modèle, répliquai-je sans la moindre timidité. Quant à la dame, si les chroniques du temps ne mentent pas, c’était une fière coquine.

Ma franchise et mon ton décidé ne parurent pas convaincre mon interlocuteur, à en juger par le dernier coup d’œil qu’il jeta sur la bergère au sourire provocateur. La glace une fois rompue, nous fîmes route ensemble. Dès que je lui eus dit que j’arrivais comme lui de New-York, sa physionomie s’éclaira soudain ; il passa son bras sous le mien et se laissa guider par moi. Les remarques qu’il m’adressa chemin faisant annonçaient un esprit impressionnable et cultivé. Je retrouvai en lui ce bizarre mélange de raffinement naturel et de naïveté que l’on rencontre assez fréquemment aux États-Unis. Après avoir visité en touristes scrupuleux le reste du palais, je proposai à mon compagnon d’explorer les environs et de ne repartir que par un train du soir. Dans le village voisin, on nous servit un excellent repas. M. Serle s’était mis à table de l’air d’un homme peu disposé à faire honneur au repas. Cependant mon bon exemple lui profita et au bout d’une demi-heure il déclara que depuis un mois il ne s’était pas senti un meilleur appétit.

Le village de Hampton-Court s’étend sur la lisière d’un beau parc. Le diner terminé, j’allumai un cigare et nous nous dirigeâmes vers la grande avenue de châtaigniers.

– Ah ! voilà bien l’Angleterre, m’écriai-je, avec sa verdure moderne et ses souvenirs féodaux. J’aurais regretté de mourir sans connaître le pays qui fut notre berceau.

– Moi, tout en aimant notre nouveau monde, j’ai toujours eu un faible pour ce vieux monde dont nous foulons le sol, répondit Serle. Je suis né conservateur. J’aurais dû venir ici plus tôt, avant...

Il se tut et baissa tristement la tête.

– Avant d’avoir perdu votre santé, ajoutai-je.

– Ma santé, ma fortune, mon ambition et ma propre estime, reprit-il.

– Bah ! dis-je, vous retrouverez tout cela ; le changement de climat fait des merveilles.

– Il faudrait un miracle, répliqua-t-il d’un ton rêveur en contemplant le palais éloigné. Je voudrais être un des vieux gentilshommes logés aux frais de l’état dans ce château et passer mes jours à me promener à travers ces salles désertes où sourient ces favorites sans adorateurs. Je sais que vous les méprisez ; moi, je les admire et les plains. Pauvres femmes, si courtisées de leur vivant, si négligées aujourd’hui, montrant leurs blanches épaules et offrant leur sourire mutin à l’inexorable solitude !

– Allons, dis-je en le frappant sur l’épaule, je maintiens ma prophétie, car les poètes ont la vie dure.

Au même instant, comme pour compléter le joli paysage anglais, nous vîmes s’avancer sous les ombrages de l’avenue une de ces jeunes et gracieuses amazones d’outre-Manche, qui semblent aussi à l’aise sur un cheval que dans un salon. Son groom était resté assez loin en arrière, et, arrivée près de l’endroit où nous nous tenions, elle se retourna sur sa selle. Dans ce mouvement elle laissa tomber sa cravache que mon compagnon s’empressa de ramasser et de présenter, chapeau bas, à la jeune fille. Celle-ci le remercia par un sourire qui valût certes ceux des beautés de Hampton-Court, puis disparut au galop de son cheval.