Lorsque Serle me rejoignit, je vis qu’il était aussi rouge qu’un collégien qui vient d’offrir son premier bouquet.

– Mon ami, je doute que vous ayez trop tardé à vous mettre en voyage, lui dis-je en riant.

À peu de distance, un vieux banc de pierre s’offrit à nous, et nous nous assîmes pour contempler la brume argentée que les derniers rayons du soleil transformaient en vapeur d’or.

Je jugeai l’heure propice pour interroger mon compagnon, dont le vin de Bourgogne avait délié la langue. – Qu’êtes-vous et qui êtes-vous ? lui demandai-je assez brusquement.

Une subite rougeur colora de nouveau son pâle visage et je craignis d’abord de l’avoir offensé. Il demeura quelques minutes sans répondre, creusant la terre molle avec le bout de sa canne.

– Qui je suis ? répéta-t-il enfin. Je m’appelle Clément Serle. Ce que je suis ? C’est facile à deviner. Rien, – rien du tout, je vous assure.

– Je proteste. Vous êtes un très bon garçon, cela se voit.

– Vous venez de raconter mon histoire en deux mots. C’est pour avoir été un très bon garçon que je suis devenu une épave qui se laisse emporter par tous les courants. La sagesse n’a jamais débordé en moi. Raison de plus pour suivre une voie définie, pour se créer un but quelconque. Je n’ai pas su ! Parcourez New-York et vous trouverez les lambeaux de mes sympathies et de mes sentiments accrochés à tous les buissons épineux, flottant à toutes les brises. Mon tort a été de ne croire qu’au plaisir. J’avais quelque fortune et des goûts peu vulgaires. De tout cela il me reste une quarantaine de livres que j’ai là dans ma poche et un petit volume de vers imprimé à mes frais il y a quinze ans, où je célébrais les charmes de l’amour et de la paresse. Le hasard me les a fait retrouver la semaine dernière, – on dirait qu’ils datent du siècle dernier. À trente ans, je me suis marié à une jeune fille pauvre, très belle et sans éducation. Je commis là une triste erreur, mais une erreur généreuse, que ma femme au moins n’eut pas le temps de regretter, car elle mourut bientôt. Ensuite je repris mes vieilles habitudes, promenant mon ennui partout où l’on s’amuse. Sans vanité, j’étais fait pour mieux que cela. N’allez pas me prendre pour un de ces ennuyeux théoriciens du lendemain qui se plaisent a accuser le destin du naufrage de leur existence. Le monde où je me trouvais n’était pas celui que je rêvais, voilà mon malheur. Je ne rencontrais que des angles aigus et des couleurs criardes. J’allais, jetant mes écus par la fenêtre pour arrondir les contours et adoucir les tons. Le joli clair-obscur que j’ai laissé sur ma piste ! Dans ce vieux pays, dans ce vieux parc, je sens que je plane sur les vagues limites de ce qui aurait pu être. C’est ici que j’aurais dû naître. Ici ma vulgaire paresse n’eût été qu’un loisir élégant. Pourquoi ne suis-je pas venu plus tôt ? Dieu sait ! Les dettes et la peur du mal de mer ont sans doute servi à me retenir. Enfin un beau jour je me rappelai certaines revendications au sujet d’une propriété anglaise à laquelle divers membres de ma famille ont prétendu avoir des droits. C’est une affaire très compliquée qui remonte à plus de trois quarts de siècle et que je ne me charge pas de vous expliquer, bien que j’aie passé six mois à étudier des paperasses jaunies. Le soir, je ne m’endormais jamais sans être à moitié convaincu que j’allais me réveiller dans un manoir britannique.