C'est vrai, ma soeur. Mais quand j'étais petit, ce portrait me donnait l'idée d'un homme avancé en âge, et cette impression m'était restée. Elle vient de tomber tout à coup. La peinture de Gosselin s'est assombrie ; les chairs ont pris sous le vernis ancien un ton d'ambre ; des ombres olivâtres en noient les contours. Le visage de notre père semble se perdre peu à peu dans un lointain profond. Mais ce front lisse, ces grands yeux ardents, ces joues d'une maigreur tranquille et pure, cette chevelure noire, abondante et lustrée, sont, je le vois pour la première fois, d'un homme plein de jeunesse.
Certainement, dit Zoé.
La coiffure et le costume sont du vieux temps ou il était jeune. Il a les cheveux en coup de vent. Le collet de son habit vert−bouteille monte haut ; il a un gilet de nankin et sa large cravate de soie noire fait trois fois le tour de son cou.
Il y a une dizaine d'années, dit Zoé, on voyait encore des vieillards qui portaient des cravates semblables.
LA CRAVATE
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Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables C'est possible, dit M. Bergeret. Mais il est certain que M. Malorey n'en porta jamais d'autres.
Tu veux parler, Lucien, du doyen de la Faculté des lettres à Saint−Omer... Il y a trente ans qu'il est mort, même davantage.
Il avait plus de soixante ans, Zoé, quand j'en avais moins de douze. Et je commis alors sur sa cravate un attentat d'une audace inouïe.
Je crois, dit Zoé, me rappeler cette espièglerie qui n'avait guère de sel.
Non, Zoé, non, tu ne te rappelles pas mon attentat. Si tu en avais gardé le souvenir, tu en parlerais autrement. Tu sais que M. Malorey avait un grand respect de sa personne, et qu'il gardait en toute circonstance beaucoup de dignité. Tu sais qu'il observait exactement toutes les bienséances. Il avait de vieilles façons de dire qui étaient excellentes. Un jour qu'il avait invité nos parents à dîner, il présenta lui−même, pour la deuxième fois, un plat d'artichauts à notre mère, et lui dit: "Encore un petit cu, madame."
C'était en user et parler conformément aux meilleures traditions de la civilité et du langage. Car nos anciens ne disaient point: un fond d'artichaut. Mais le terme était suranné et notre mère eut grand−peine à ne pas éclater de rire. Nous apprîmes, Zoé, je ne sais comment, l'histoire du plat d'artichauts.
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