Aussi, le jour des débats, le public, déjà prévenu contre elle, lui manifesta-t-il à diverses reprises son hostilité.

Elle ne s’en inquiétait pas. Elle témoigna sans passion, sans angoisse, comme s’il se fût agi d’un inconnu, et rien ne palpitait en sa voix lente. Elle n’eut pas un mot de prière. Elle ne chercha pas une excuse au fils coupable.

Pourtant, vers la fin du réquisitoire, l’avocat général la taxant de froideur et lui reprochant sa conduite avec Georges, elle se leva et prononça :

— Peut-être, après tout, mon devoir est-il de parler. Mais, vraiment, à quoi bon ! Croirez-vous ce que mon mari n’a pas cru, lui qui avait tout intérêt à croire et qui, cependant, m’a quittée, me jugeant criminelle ? Croirez-vous ceci : il y a vingt ans, j’ai été violée par un homme que je n’ai jamais revu. Georges est le fils de cet homme. Il a tué mon mari, soit, mais il n’est pas parricide. Le croirez-vous ?

Il y eut un tumulte ironique. Elle continua, d’un ton de révolte :

— On ne croit rien ! On ne croit rien ! C’est cela qui est le plus affreux. On ne croit que s’il y a des preuves écrites, palpables, visibles. Or, je n’en ai pas, moi. Je n’en ai pas eu pour convaincre mon mari qui, certes, ne m’eût pas abandonnée si j’avais pu lui prouver que j’étais victime d’un hasard épouvantable. Je n’en ai pas pour vous convaincre que ce n’est pas son père qu’a tué Georges. Or, vous allez le punir d’un crime dont il n’est pas coupable, car, certes, en raison de son âge, vous lui feriez grâce de la vie s’il ne s’agissait que d’un meurtre ordinaire. Mais vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ?

Dans le lourd silence moqueur, sa voix frémit de colère :

— C’est injuste, c’est abominable ! Ne pas être cru quand on dit la vérité ! J’ai toujours souffert à cause de cela… nous souffrons tous à cause de cela… c’est le mal du monde, la défiance ! Ouvrir les yeux bien grands, regarder droit devant soi, laisser tomber de ses lèvres la vérité comme une source pure qui vient du cœur, et ne pas être cru, parce qu’il n’y a pas de preuve ! Mais, en dehors de ma parole, n’entendez-vous pas que toute ma vie la crie, cette vérité ? Me serais-je ainsi comportée avec Georges s’il avait été mon vrai fils, le fils de ma chair consentante et de mon libre amour ? Ma tendresse de mère n’eût-elle pas refréné, aboli ses mauvais instincts ? Et ici, à cette minute solennelle, ne serais-je pas comme une bête en furie ou comme une suppliante, si j’étais la mère, la vraie mère ?

« Non, vous dis-je, je ne suis pas sa mère, on l’a mis au fond de moi, à mon insu, comme une immondice, et je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé. Il ne s’agit pas seulement de créer pour aimer, il s’agit de vouloir créer, de jouir en créant. Et je n’ai rien ressenti, rien voulu. Ce n’est pas mon fils, ce n’est pas le fils de celui qu’il a tué, ce n’est le fils de personne… ou plutôt il est votre fils à tous, puisqu’il vient du hasard… et vous n’avez pas le droit de le tuer… et vous lui devez de le soigner, de l’aimer puisqu’il n’a ni père ni mère… »

Le jury se retira. Georges fut condamné à mort. Marthe Nancel leva les épaules en murmurant :

— Imbéciles !

 

Le drame

Tous les soirs, en ces premiers jours d’automne qui nous réunissaient dans le grand salon du château, nous demandions à notre voisin, M. de Beautrelet, de nous conter quelqu’une de ces affaires criminelles auxquelles il fut mêlé jadis comme juge d’instruction. Il les contait merveilleusement, sans longueur, sans habileté apparente, en petites phrases sèches qui nous faisaient frissonner.

Ce soir-là, nous dûmes le prier plus longtemps. Peut-être trouvait-il un peu indiscret le tribut quotidien qu’on lui imposait. À la fin, cependant, ces dames y mirent une telle insistance qu’il lui fallut s’exécuter. Et il dit :

— J’hésitais, par égard pour vos nerfs, Mesdames, car le crime auquel je pense en ce moment est certes la chose la plus horrible et la plus mystérieuse qu’il m’ait été donné de voir au cours de ma longue carrière. Mais, puisque vous l’exigez…

Il réfléchit, puis commença :

— Tout d’abord, je dois dire que l’affaire date de deux années seulement. Le mois précédent j’avais donné ma démission. Ce n’est donc pas comme magistrat que j’y fus mêlé, mais comme simple témoin, presque comme acteur. J’assistai à la chose, je la vis… je la vois encore…

C’était en juillet, dans un des coins les plus perdus de la France — et c’est là sans doute pourquoi ce crime extraordinaire ne fit pas plus de bruit. Je passai l’été chez un de mes amis, célibataire, riche, et dont le plaisir est de recevoir dans son très beau château des Cévennes les meilleures familles des villes avoisinantes.