Or, après que plusieurs séries d’invités eurent défilé devant moi, il arriva une certaine Mme Andrey, dont la beauté déjà mûre était célèbre dans le pays. Ses deux filles, Henriette et Suzanne, l’accompagnaient, ainsi qu’un jeune homme, Maxime Bermont, le fiancé de l’une d’elles. Mais le fiancé de laquelle je n’aurais su le dire, tant il montrait auprès des deux sœurs une égale assiduité.

Maxime Bermont vint en automobile. Mon ami avait la sienne. On fit de grandes excursions. C’est au cours de l’une de ces excursions… Mais soyons précis…

On partit ce matin-là à neuf heures et l’on déjeuna vers midi. Le repas fut très gai. Mon ami a beaucoup d’esprit, de l’esprit un peu bruyant et qui fait rire. Les deux sœurs s’amusaient comme des folles. Leur fiancé était tendre et plein d’entrain. Je dois dire cependant qu’il y eut entre elles et lui, vers la fin, une petite pique, pas très grave, mais assez pour que la mère se levât, prît à part le jeune homme, et tentât de rétablir la paix. Il ne sembla pas s’y prêter de bonne grâce. J’entendis qu’elle disait :

— Je le veux, vous comprenez, n’est-ce pas, Maxime, je veux qu’il en soit ainsi… sans quoi…

Que voulait-elle ? Et le jeune homme céda-t-il ? Je serais disposé à croire que non, car, lorsqu’il fut question du retour, vers trois heures, aucune de ces dames ne voulut l’accompagner, alors que, le matin, Mme Andrey et sa fille Henriette avaient effectué le trajet dans son automobile. Mon ami et moi, déjà installés, nous vîmes la discussion, qui nous parut même assez vive. Enfin, ces trois dames nous rejoignirent et, sans un mot, montèrent dans le large tonneau de notre voiture.

On partit. Maxime, seul avec son mécanicien, nous suivait à quelque distance.

Que dire de ce retour ? Rien, car en vérité, il ne se passa rien, rien du moins qui mérite d’être cité. Ceci, tout au plus : vingt ou vingt-cinq minutes après le départ, Mme Andrey, incommodée par le vent et la poussière, demanda qu’on descendît la seconde glace, derrière nous. Puis, avec l’aide de ses deux filles, elle ajusta les rideaux autour de la voiture, de telle sorte, que nous fûmes entièrement séparés de nos compagnes. Je note ce détail. Mais à quoi bon ! suffit-il à expliquer ?...

Nous allions très vite. Je suppose, sans pouvoir l’affirmer, que Maxime nous suivait de près, puisque sa voiture était, comme la nôtre, une vingt-quatre chevaux. Pas une fois je ne me retournai. D’ailleurs, les rideaux m’eussent empêché de le voir. Mais, par quel étrange hasard, ne me suis-je point retourné pour voir ces dames ?

Donc, je ne puis rien dire. Des champs, des arbres, une grande route blanche, et cela pendant deux heures, voilà tous mes souvenirs. Et il m’est encore impossible de croire qu’il se soit passé quelque chose… surtout cela…

C’est à l’arrivée seulement… Je sautai de la voiture. Mon ami me dit :

— Ouvre la portière, veux-tu ?

Je fis le tour, et soudain je poussai un cri : il y avait du sang qui coulait sur le vernis de la caisse, sur le marchepied, des filets de sang qui coulaient parmi la poussière et tombaient sur la route. D’un coup j’ouvris.

Je ne ferai pas de phrases, n’est-ce pas ? La chose brutale, toute simple, telle qu’elle m’apparut… À droite et à gauche, deux cadavres, ceux d’Henriette et de Suzanne, et en quel état ! Baignés de sang, mutilés, le visage méconnaissable et comme écrasé par quelque instrument formidable.

Au milieu, leur mère, à genoux, le buste ployé en deux. Nous voulûmes la relever. Vision horrible ! La tête était presque entièrement détachée du tronc, oui, coupée nettement et proprement, comme si la chose avait été faite par un opérateur exercé, sur une table de dissection.

Et tout cela avait eu lieu derrière nous, contre nous, en notre présence ! Et aucun bruit, aucun mouvement, rien ne nous avait avertis du drame terrifiant qu’il était matériellement impossible que nous n’eussions pas vu, impossible que nous n’eussions pas entendu.