Les preuves en reposent au fond de mon coeur sanglant. Je ne parle pas sur de faibles soupçons; mais d'après des preuves aussi fortes que ma douleur, et aussi certaines que l'espoir de ma vengeance. Cette vengeance, Pisanio, tu dois t'en charger pour moi. Si son manque de foi n'a pas corrompu la tienne, que tes mains lui ôtent la vie. Je t'en fournirai l'occasion au port de Milford. Je lui écris de s'y rendre: arrivés là, si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine que c'est fait, tu es l'agent de son déshonneur, et je te tiens pour aussi déloyal qu'elle.»

PISANIO.--Quel besoin aurais-je de tirer l'épée? Ce papier lui a déjà coupé la gorge; non, c'est la calomnie, dont le tranchant est plus aigu que le poignard; dont la langue a plus de venin que tous les serpents du Nil; sa voix vole sur les vents et va séduire tous les coins du monde. Rois, reines, empires, vierges, matrones, cette vipère empoisonne tout; elle se glisse jusque dans le secret des tombeaux.--Madame, comment vous trouvez-vous?

IMOGÈNE.--Infidèle à sa couche! Qu'est-ce qu'être infidèle?--Est-ce d'y veiller les nuits en songeant à lui? d'y pleurer d'heure en heure? et si le sommeil saisit la nature accablée, l'interrompre aussitôt par un rêve effrayant dont il est l'objet, et me réveiller en pleurant: est-ce là être infidèle à sa couche? est-ce cela?

PISANIO.--Hélas! vertueuse dame!

IMOGÈNE.--Moi, infidèle? Ta conscience,--Iachimo, est témoin... Tu l'accusas d'infidélité, et dès lors tu parus à mes yeux un misérable; aujourd'hui ton visage me semble assez agréable. Quelque geai18 d'Italie, qui a eu le fard pour mère, l'aura trahi; et moi, malheureuse, je suis passée de mode, un vêtement suranné, trop riche pour être suspendu aux murailles, et qu'il vaut mieux découdre, mettre en pièces. Oh! les serments des hommes sont des traîtres qui perdent les femmes! ton inconstance, ô mon époux, va faire croire que toute apparence vertueuse couvre une trahison, qu'elle est étrangère au visage qui l'emprunte, et que c'est un piège tendu aux femmes.

Note 18: Quelque geai, quelque femme parée non par la nature, mais par le fard.

PISANIO.--Ma chère maîtresse, écoutez-moi.

IMOGÈNE.--Jadis, après la trahison d'Énée, tous les hommes fidèles et honnêtes furent crus perfides comme lui; les pleurs du fourbe Sinon décrièrent bien des larmes sincères et privèrent de pitié le véritable malheur. Ainsi, toi, Posthumus, ton exemple fera calomnier tous les hommes vertueux; des amants généreux et fidèles seront tenus pour traîtres et parjures, d'après ton crime.--Viens, Pisanio; sois fidèle, exécute les ordres de ton maître; et quand tu le reverras, raconte-lui un peu mon obéissance. Vois, c'est moi qui tire ton épée moi-même, prends-la, ouvre mon coeur, asile innocent de mon amour. Ne crains rien; il n'y reste plus autre chose que le désespoir; ton maître n'y est plus, lui qui en était le trésor! Fais ce qu'il t'ordonne: frappe... Peut-être serais-tu brave dans une cause plus juste; mais en ce moment tu parais lâche.

PISANIO.--Loin de moi, vil instrument. Tu ne damneras pas ma main.

IMOGÈNE.--Mais il faut que je meure, et si je ne meurs pas de ta main, tu n'obéis pas à ton maître. Il est contre le suicide une défense divine qui intimide mon faible bras.--Viens, voilà mon coeur; il y a quelque chose devant... attends, attends; je ne veux aucune défense, je suis prête, comme le fourreau, à recevoir l'épée. Qu'y a-t-il là? les lettres de Posthumus fidèle toutes changées en parjures. Loin de moi, corruptrices de ma foi, vous ne reposerez plus sur mon coeur. C'est donc ainsi que de pauvres insensées croient de perfides maîtres! Mais si la malheureuse qui est trahie souffre cruellement de la trahison, le traître en est puni par des maux plus grands encore. Et toi, Posthumus, qui as soulevé ma désobéissance contre le roi, et qui m'as fait repousser des princes mes égaux, tu reconnaîtras un jour que ce n'était pas, de ma part, un fait ordinaire, mais un sacrifice rare; et je m'afflige, en songeant combien un jour, lorsque tu seras dégoûté de celle qu'aujourd'hui tu caresses, combien alors mon souvenir tourmentera ta mémoire.--Je t'en conjure, hâte-toi, l'agneau implore le boucher. Où est ton poignard? Tu es trop lent à obéir à ton maître, lorsque je désire la même chose.

PISANIO.--O gracieuse dame! depuis que j'ai reçu l'ordre d'exécuter cette action, je n'ai pas fermé l'oeil.

IMOGÈNE.--Exécute-la, et va te coucher après.

PISANIO.--Je veillerais plutôt jusqu'à en perdre la vue.

IMOGÈNE.--Pourquoi donc t'en charger? Pourquoi m'avoir fait parcourir en vain tant de milles sous un faux prétexte? Le lieu, ma fuite, ton voyage et la fatigue du cheval, tout l'invite; le trouble aussi où mon absence aura jeté toute la cour; je n'y retournerai jamais, mon parti est pris. Pourquoi t'es-tu engagé si avant, pour détendre ton arc lorsque tu es en posture, et que la biche désignée est devant toi?

PISANIO.--Pour gagner le temps d'éluder un si funeste emploi, et, durant cet intervalle, j'ai cherché un expédient. Ma chère maîtresse, écoutez-moi avec patience.

IMOGÈNE.--Parle jusqu'à lasser ta langue; parle: je me suis entendu nommer une prostituée; mon oreille, frappée à faux, ne peut plus recevoir ni blessure plus cruelle, ni baume qui guérisse celle-là. Parle.

PISANIO.--Eh bien, madame, je pensais que vous ne retourneriez point sur vos pas.

IMOGÈNE.--C'était probable, puisque tu m'amenais ici pour me tuer.

PISANIO.--Non, non; mais si j'étais aussi sage qu'honnête, mon expédient tournerait bien.--Il est impossible que mon maître ne soit pas trompé; quelque scélérat, consommé dans son art, vous a fait à tous deux cette maudite injure.

IMOGÈNE.--Quelque courtisane romaine...

PISANIO.--Non, sur ma vie, je lui manderai seulement que vous êtes morte, et je lui en enverrai quelque indice sanglant; car tel est l'ordre qu'il m'a donné; votre absence de la cour confirmera mon récit.

IMOGÈNE.--Mais, honnête Pisanio, que ferai-je pendant ce temps-là? Où habiterai-je? Comment vivrai-je, ou quelle consolation aurai-je dans la vie, après que je serai morte pour mon époux?

PISANIO.--Si vous retournez à la cour...

IMOGÈNE.--Plus de cour, plus de père; je ne veux plus de démêlés avec cet insupportable seigneur, cet être nul, ce Cloten dont la poursuite était pour moi plus effrayante qu'un siège.

PISANIO.--Et si vous renoncez à la cour, vous ne pourrez pas alors rester en Bretagne.

IMOGÈNE.--Où irais-je, alors? Le soleil ne luit-il que sur la Bretagne seule? N'est-ce que dans la Bretagne qu'il y a des jours et des nuits? Dans le grand livre du monde, notre Bretagne paraît en faire partie, sans y être comprise; c'est un nid de cygne sur un grand étang. Crois, je te prie, qu'il existe des hommes hors de la Bretagne.

PISANIO.--Je suis bien aise que vous songiez à quelque autre lieu. Lucius, l'ambassadeur romain, arrive demain au havre de Milford; si vous pouviez conformer votre extérieur à l'état de votre fortune, et cacher sous le déguisement cette grandeur qui ne peut se montrer sans péril, vous marcheriez dans une route agréable où vous pourriez voir bien des choses... Peut-être seriez-vous tout près des lieux où habite Posthumus; ou si vous ne pouviez voir de vos yeux ses actions, assez près du moins pour que la renommée apportât d'heure en heure, à votre oreille, le récit fidèle de toutes ses démarches.

IMOGÈNE.--Oh! pour arriver là, malgré les dangers que peut courir ma modestie, ce n'est pas sa mort, et je hasarderai tout.

PISANIO.--Eh bien! alors, voici mon expédient. Il vous faut oublier que vous êtes une femme, passer du commandement à l'obéissance, dépouiller cette crainte et cette délicatesse, attributs de toutes les femmes, ou qui sont, à vrai dire, la femme elle-même, et affecter un courage badin, être vif à la répartie, impertinent et querelleur comme une belette19; oui, il vous faut oublier aussi ce trésor précieux de vos joues et les exposer... (O coeur barbare! mais hélas! point de remède) aux ardeurs empressées de Titan, qui prodigue à tous ses baisers; il vous faut renoncer à vos atours élégants et étudiés, qui rendaient la grande Junon jalouse.

Note 19: On a vu des belettes devenir domestiques comme les chats, et faire la guerre aux rats et à la vermine.

IMOGÈNE.--Ah! sois bref, je vois ton but, et déjà je me sens presque un homme.

PISANIO.--Commencez d'abord par le paraître.