Salut, beau ciel! Nous habitons le rocher, mais nous ne sommes pas aussi ingrats envers toi que des gens d'une vie plus recherchée.
GUIDÉRIUS.--Je te salue, ciel!
ARVIRAGUS.--Ciel, je te salue.
BÉLARIUS.--Maintenant, à nos exercices de montagnes; montez cette colline. Vos jambes sont jeunes; moi, je foulerai ces plaines, et lorsque de cette hauteur vous m'apercevrez petit comme un corbeau, remarquez bien que c'est la place qui rapetisse ou qui agrandit. Vous pourrez alors repasser dans votre mémoire tout ce que je vous ai raconté des cours, des princes et des intrigues qui se trament à la guerre; c'est là que le service, quoique rendu, n'est pas service; il ne l'est que lorsqu'il est reconnu tel. C'est en observant ainsi, que nous retirons du profit de toutes les choses que nous voyons. Et souvent, à notre consolation, nous trouverons que l'escarbot, avec ses ailes dans un étui14, vit dans un poste plus sûr que l'aigle aux vastes ailes. Oh! la vie que nous menons ici est plus noble que celle qui se passe à attendre des refus; elle est plus riche que celle qu'on passe à ne rien faire pour un petit enfant15, plus fière que celle de l'homme qui se carre dans un habit de soie qu'il n'a pas payé. Il reçoit le salut de celui qui lui fournit sa parure, et dont le livre n'est pas barré. Ce n'est pas une vie comparable à la nôtre.
Note 14: Coléoptère, dont les ailes sont en effet renfermées dans une espèce d'étui.
Note 15: Les grands seigneurs demandaient la tutelle des grands héritiers, dont ils négligeaient l'éducation et dépensaient les revenus.
GUIDÉRIUS.--Vous parlez d'après votre expérience: nous, pauvres oiseaux sans plumes, nous n'avons encore jamais volé hors de la vue du nid, nous ignorons quel air on respire loin de notre asile. Peut-être que cette vie est la plus heureuse, si la vie tranquille est la plus heureuse; elle vous semble plus douce, à vous qui en avez connu une plus dure; elle convient mieux à la pesanteur de votre âge, mais pour nous c'est une cellule d'ignorance, un voyage dans un lit, la prison d'un débiteur qui n'ose pas faire un pas hors des limites.
ARVIRAGUS.--De quoi pourrons-nous parler, lorsque nous serons vieux comme vous? Lorsque nous entendrons la pluie et les vents battre le triste Décembre, comment, dans cette froide caverne, charmerons-nous, en discourant ensemble, les heures glacées? Nous n'avons rien vu; nous vivons à la façon des animaux; subtils comme le renard pour saisir notre proie, courageux comme le loup pour conquérir ce que nous mangeons, notre valeur se borne à poursuivre ce qui fuit, nous faisons un choeur de notre cage, comme l'oiseau emprisonné, et nous chantons notre captivité avec l'accent de la liberté.
BÉLARIUS.--Comme vous parlez! Ah! si vous connaissiez seulement les usures de la capitale, et que vous en eussiez fait la dure expérience; si vous connaissiez les artifices de la cour, qu'il est aussi difficile de quitter qu'il l'est de s'y maintenir, où l'instant qui vous amène au faîte est celui d'une chute certaine, ou bien la pente est si glissante que la crainte de choir est aussi funeste que la chute même! Si vous connaissiez les fatigues de la guerre, ce pénible métier qui semble chercher seulement le danger au nom de la réputation et de l'honneur, qui expire dans la recherche et reçoit aussi souvent sur son tombeau une épitaphe calomnieuse, qu'un éloge des belles actions; hélas! combien de fois est-on puni d'avoir fait le bien? Et ce qui est pis encore, on est forcé de sourire au blâme. O mes enfants! cette histoire que je vous raconte, le monde peut la lire sur moi-même: mon corps est couvert des marques des épées romaines, et ma réputation prenait rang jadis parmi les noms des plus célèbres capitaines. Cymbeline m'aimait, et dès qu'on parlait d'un guerrier, mon nom ne tardait guère à être cité; j'étais alors comme un arbre dont les rameaux sont courbés sous le poids des fruits; mais dans une nuit, un orage ou un voleur, appelez-le comme vous voudrez, secoua sur la terre mes rameaux pendants, et me dépouilla de mes fruits et même de mes feuilles, pour me laisser exposé nu aux injures de l'air.
GUIDÉRIUS.--Instabilité de la faveur!
BÉLARIUS.--Et ma faute ne fut, comme je vous l'ai dit souvent, que le crime de deux scélérats dont les faux serments prévalurent sur mon honneur sans tache. Ils jurèrent à Cymbeline que j'étais ligué avec les Romains. De là mon bannissement; et, depuis vingt années, ce rocher et ces bois ont été mon univers. J'y ai vécu dans une honnête liberté; j'y ai payé au ciel plus de pieux hommages que dans tout le cours précédent de ma vie.--Mais ce ne sont pas là des discours de chasseurs. Courons gravir ces montagnes; celui qui frappera le premier la proie sera le roi de la fête; il sera servi par les deux autres, et nous ne craindrons aucun de ces poisons qu'on rencontre dans des lieux de plus grande apparence. Je vous rejoindrai dans les vallons. (Guidérius et Arviragus disparaissent.) Combien il est malaisé d'étouffer les étincelles de la nature! Ces enfants ne se doutent pas qu'ils sont les fils du roi, et Cymbeline ne songe guère qu'ils sont vivants. Ils se croient mes enfants, et quoique élevés si simplement dans l'obscurité de cette caverne où il faut se courber pour entrer, déjà leurs pensées atteignent la hauteur de la voûte des palais. Dans les actions les plus simples et les plus vulgaires, la nature leur donne un air princier qui surpasse de bien loin tout l'art des autres hommes. Ce Polydore, l'héritier de Cymbeline et de la Bretagne, que le roi son père nommait Guidérius, ô Jupiter! lorsqu'assis sur mon escabeau à trois pieds je raconte mes exploits à la guerre, toute son âme s'élance vers mon récit; lorsque je dis: «Ainsi tomba mon ennemi; ce fut ainsi que je posai mon pied sur sa gorge,» alors son sang royal colore ses joues, il est en nage, il roidit ses muscles et se met en posture pour représenter l'action que je raconte. Et son jeune frère Cadwal, autrefois Arviragus, dans une attitude semblable, anime, échauffe mon récit, et montre que son imagination va bien plus loin.--Écoutons: ils ont fait lever le gibier. O Cymbeline! le ciel et ma conscience savent que tu m'as injustement banni; en revanche, je t'ai volé ces deux enfants à l'âge de trois et de deux ans, voulant te priver de tes héritiers comme tu m'avais dépouillé de mon héritage. Euriphile, tu fus leur nourrice! ils la prenaient pour leur mère, et chaque jour ils vont honorer son tombeau: et moi, Bélarius, qui me nommes aujourd'hui Morgan, ils me croient leur véritable père.--La chasse est en train.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Les environs du havre de Milford.
PISANIO et IMOGÈNE
IMOGÈNE.--Tu me disais, quand nous sommes descendus de cheval, que nous étions tout près du port. Le désir qu'avait ma mère de me voir pour la première fois n'était pas aussi violent que celui que j'éprouve.--Pisanio! mon ami, où est Posthumus!--A quoi penses-tu pour tressaillir ainsi? Pourquoi ce soupir échappé du fond de ton coeur? Un visage en peinture qui te ressemblerait annoncerait un homme en proie à une perplexité au delà de toute imagination! Donne à ta physionomie une expression moins effrayante, avant que le trouble gagne mes sens plus rassis. Qu'y a-t-il? Pourquoi me présentes-tu cet écrit avec un regard aussi sinistre? S'il m'apporte des nouvelles agréables16, annonce-les moi par un sourire; si elles sont funestes, tu n'as qu'à garder cette expression. (Elle prend la lettre.) L'écriture de mon mari! Cette détestable Italie, décriée par ses poisons, l'aura trompé; sans doute, il est dans quelque fâcheuse extrémité. Homme17, parle; tes paroles peuvent adoucir quelque extrémité qui me tuerait si je la lisais.
Note 16: Summer's news, nouvelles d'été, nouvelles de beau temps, bonnes nouvelles.
Note 17: Man. Les Espagnols disent aussi hombre, en s'adressant à un inférieur qu'on ne connaît pas; et, dans le style ordinaire. On dit en France: Hé! l'homme!
PISANIO.--Je vous prie, lisez. Et vous allez voir en moi un homme bien malheureux, bien méprisé par le sort!
IMOGÈNE, lisant.--«Ta maîtresse, Pisanio, s'est prostituée dans mon lit.
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