Prévoyant ceci, j'avais préparé un pourpoint, un chapeau, un haut-de-chausses et tout ce qui s'en suit; nous trouverons cela dans mon sac de voyage. Voulez-vous, dans ce travestissement et empruntant de votre mieux tous les dehors d'un jeune homme de votre âge, vous présenter devant le noble Lucius, lui demander de l'emploi, lui dire quels sont vos talents: il les connaîtra bientôt si son oreille est sensible aux charmes de la musique. Je n'en doute point, il vous adoptera avec joie; car il est honorable, et, qui plus est, très-saint. Quant à vos ressources à l'étranger, vous me savez riche; je ne manquerai jamais à vos besoins présents ni à ceux de l'avenir.
IMOGÈNE.--Tu es toute la consolation que les dieux me laissent. De grâce, éloigne-toi, il y aurait encore bien des choses à considérer; mais nous ferons tout ce que le temps nous permettra. Je m'enrôle dans cette entreprise et je la soutiendrai avec le courage d'un prince. Séparons-nous, je te prie.
PISANIO.--Allons, madame, il faut nous faire de courts adieux, de peur, si on remarquait mon absence, que je ne fusse soupçonné d'avoir aidé votre évasion de la cour.--Ma noble maîtresse, prenez cette boîte, je l'ai reçue de la reine, elle renferme un suc précieux; si vous êtes malade en mer ou que vous ayez mal à l'estomac sur terre, une gorgée de cette liqueur dissipera votre indisposition. Cherchez quelque ombrage et allez vous revêtir de vos habits d'homme. Puissent les dieux vous inspirer la meilleure conduite!
IMOGÈNE.--Ainsi soit-il. Je te remercie.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Appartement dans le palais de Cymbeline.
Entrent CYMBELINE, LUCIUS, LA REINE, CLOTEN, et les seigneurs de la cour.
CYMBELINE.--Je te quitte ici et te fais mon adieu.
LUCIUS.--Noble roi, je te rends grâces; j'ai reçu les ordres de mon empereur; il faut que je parte de ces lieux, et je suis bien fâché d'être obligé de t'annoncer à Rome pour l'ennemi de mon maître.
CYMBELINE.--Mes sujets, seigneur, ne veulent plus endurer son joug, et il serait indigne d'un roi de se montrer moins jaloux qu'eux de sa dignité.
LUCIUS.--Ainsi, seigneur, je vous demande une escorte qui me conduise jusqu'au havre de Milford.--Madame, que toutes les félicités accompagnent Votre Majesté et les siens.
CYMBELINE.--Seigneurs, j'ai fait choix de vous pour cet office. N'omettez aucun des honneurs qui lui sont dus. Adieu, noble Lucius.
LUCIUS.--Votre main, seigneur.
CLOTEN.--Reçois-la comme celle d'un ami; mais à partir de ce moment je la tiens pour celle de ton ennemi.
LUCIUS.--L'événement n'a pas encore nommé le vainqueur, seigneur. Adieu.
CYMBELINE.--Mes bons seigneurs, ne quittez point le brave Lucius qu'il n'ait passé la Severn. Soyez heureux!
(Lucius part.)
LA REINE.--Il s'en va en fronçant le sourcil: mais c'est un honneur pour nous de lui en avoir donné sujet.
CLOTEN.--Tout est au mieux; la guerre est le voeu général de vos vaillants Bretons.
CYMBELINE.--Lucius a déjà mandé à l'empereur ce qui se passe ici. Il nous importe par conséquent que nos chars et notre cavalerie soient promptement sur pied. Les forces qu'il a déjà dans la Gaule seront bientôt rassemblées en corps d'armée, et de là il portera la guerre en Bretagne.
LA REINE.--Ce n'est pas une affaire sur laquelle il faille s'endormir: il faut s'en occuper avec diligence et vigueur.
CYMBELINE.--Comme je m'attendais à ce que les choses se passassent ainsi, je suis en mesure. Mais, ma douce reine, où est notre fille? Elle n'a point paru devant le Romain; elle ne nous a point rendu ses devoirs journaliers. Il y a en elle plus de mauvaise volonté que de tendresse filiale. Je m'en suis aperçu. Faites-la venir devant nous: nous avons supporté trop facilement sa désobéissance.
(Un serviteur sort.)
LA REINE.--Sire, depuis l'exil de Posthumus elle mène une vie très-retirée; il n'y a que le temps qui puisse la guérir. Je conjure Votre Majesté de lui épargner les paroles sévères: c'est une âme si tendre aux reproches, que les paroles sont des coups pour elle, et les coups lui donneraient la mort.
(Le serviteur revient.)
CYMBELINE.--Eh bien! vient-elle? Comment va-t-elle justifier ses mépris?
LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur: ses appartements sont tous fermés, et on n'a point répondu à tout le bruit que nous avons pu faire.
LA REINE.--Seigneur, la dernière fois que j'ai été la voir, elle m'a prié d'excuser sa profonde retraite, y étant forcée par sa mauvaise santé, et elle m'a prévenue qu'elle suspendrait les devoirs qu'elle était obligée de vous rendre chaque jour. Elle m'avait prié de vous en prévenir; mais les soins de notre cour ont mis ma mémoire dans son tort.
CYMBELINE.--Ses portes fermées, sans qu'on l'ait vue dernièrement! Ciel! accorde-moi que mes craintes soient fausses!
(Il sort.)
LA REINE, à Cloten.--Mon fils, je vous l'ordonne, suivez le roi.
CLOTEN.--Cet homme qui lui est attaché, Pisanio, ce vieux serviteur, je ne l'ai pas vu non plus depuis deux jours.
LA REINE.--Allez, suivez ses traces. (Cloten sort.) Ce Pisanio, si dévoué à Posthumus, tient de moi une drogue... Je prie le ciel que son absence vienne de ce qu'il l'a avalée; car il est persuadé que c'est un élixir précieux.--Mais elle, où est-elle allée? Peut-être le désespoir l'aura saisie; ou bien, entraînée par l'ardeur de son amour elle aura fui vers son cher Posthumus. Sûrement, elle marche à la mort, ou au déshonneur; et je puis faire bon usage pour mes fins de l'une ou de l'autre. Elle écartée, c'est moi qui dispose à mon gré de la couronne de Bretagne. (Cloten rentre.) Eh bien! mon fils?
CLOTEN.--Son évasion est certaine. Allez apaiser le roi: il est en fureur: personne n'ose l'approcher.
LA REINE.--Tant mieux. Puisse cette nuit le priver d'un lendemain!
(Elle sort.)
CLOTEN.--Je l'aime et je la hais.--Elle est belle, et princesse: elle possède toutes les brillantes qualités de la cour: elle en a plus à elle seule qu'aucune dame, que toutes les dames, que toutes les femmes. Elle a de chacune d'elles ce qu'elle a de mieux, et, formée de cet ensemble, elle les surpasse toutes; voilà pourquoi je l'aime: mais d'un autre côté ses dédains pour moi, tandis qu'elle prodigue ses faveurs à ce vil Posthumus, font si grand tort à son jugement que toutes ses rares perfections en sont étouffées: aussi cela me détermine à la haïr, bien plus à me venger d'elle...
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