Mais monsieur le capitaine, vous n’avez aucune crainte à avoir, c’est ma propre fille !

Voilà le caractère juif.

T’ai-je déjà dit, mon ami, que dans l’armée du tsar il était très mal vu de cracher sur un Juif ? Car l’on considérait que la salive d’un officier russe était chose trop précieuse pour être gaspillée sur cette race… », etc.

Quand il était dans cette humeur-là, Boris se déclarait trop malade pour sortir chercher du travail. Il restait jusqu’au soir dans ses draps grisâtres, envahis par la vermine, à fumer et à lire de vieux journaux. Parfois nous jouions aux échecs. Faute d’échiquier, nous marquions les coups sur une feuille de papier. Par la suite, nous en vînmes à fabriquer un plateau avec un côté de caisse, et des pions et des figures à l’aide de vieux boutons, pièces de monnaie belges, etc. Comme beaucoup de Russes, Boris avait la passion des échecs. Il répétait à satiété que les règles du jeu d’échecs sont les mêmes que celles qui régissent l’amour et la guerre, et que si l’on est capable de gagner dans le premier cas on gagnera aussi dans les autres. Mais il disait aussi que, face à un échiquier, on ne se sent jamais le ventre creux – ce qui était peut-être vrai pour lui mais pas pour moi.

VII

L’argent filait inexorablement – huit francs, quatre francs, un franc, vingt-cinq centimes. Et tout ce qu’on peut acheter avec vingt-cinq centimes, c’est un journal. Nous vécûmes plusieurs jours au régime du pain sec, puis je passai deux jours et demi sans manger. Ce n’est pas drôle. Il y a des gens qui font des cures de jeûne de trois semaines et plus, et qui vous assurent qu’à partir du quatrième jour la sensation est positivement délicieuse. Je n’en sais rien, n’étant jamais allé au-delà du troisième jour. Il faut croire que l’on voit la chose différemment quand on se plie de propos délibéré à cette discipline après avoir largement mangé à sa faim avant.

Le premier jour, me sentant trop ramolli pour reprendre la course à l’emploi, j’empruntai une canne à pêche et allai la tremper dans la Seine en amorçant à la mouche à viande. J’espérais prendre de quoi faire un repas, mais – cela n’a rien de surprenant – je ne pris rien du tout. Ce ne sont pas les ablettes qui manquent dans la Seine, mais l’époque où Paris était assiégé leur a appris la ruse, et depuis personne n’en a jamais attrapé, si ce n’est au filet. Le deuxième jour, je songeai à porter mon pardessus au mont-de-piété, mais l’idée seule de faire tout ce trajet à pied me fit reculer et je passai ma journée allongé sur mon lit, à lire Les Mémoires de Sherlock Holmes. C’était tout ce que je me sentais en état d’entreprendre, l’estomac vide. La faim réduit un être à un état où il n’a plus de cerveau, plus de colonne vertébrale. L’impression de sortir d’une grippe carabinée, de s’être mué en méduse flasque, avec de l’eau tiède qui circule dans les veines au lieu de sang. L’inertie, l’inertie absolue, voilà le principal souvenir que je garde de la faim. Ça et le fait de cracher très souvent, des crachats à la bizarre consistance floconneuse, évoquant l’écume des larves de cicadelle. J’ignore la raison de ce phénomène, mais tous ceux qui sont restés plusieurs jours sans manger l’ont observé.

Le matin du troisième jour, je me sentis tout d’un coup beaucoup mieux, et saisi d’une violente envie d’action. Je n’avais qu’une chose à faire : aller trouver Boris et lui demander de partager ses deux francs, le temps d’un jour ou deux. Quand je me présentai chez lui, Boris était au lit, en proie à une rage folle. Dès qu’il me vit, il s’écria, hoquetant de fureur :

« Il me les a repris, ce voleur ! Ce sale voleur ! Repris, tous repris !

— Repris quoi ? Qui ? demandai-je.

— Ce youpin ! Ce sale Juif, ce voleur ! Il m’a volé mes deux francs pendant que je dormais ! »

Je finis par comprendre que la veille au soir, le Juif avait déclaré tout de go à Boris qu’il ne lui verserait plus ses deux francs quotidiens. D’où une laborieuse palabre au terme de laquelle le Juif était revenu sur sa décision mais, à en croire Boris, de la plus ignominieuse façon, en lui faisant bien sentir que tout n’était là qu’un effet de sa bonté d’âme, à lui, le Juif. Et puis le matin, profitant du sommeil de Boris, il avait repris les deux francs.

C’était un rude choc. J’étais atrocement déçu, d’autant que j’avais préparé mon estomac à l’idée qu’il allait recevoir de la nourriture – chose à ne jamais faire quand on est affamé. Je constatai toutefois, non sans étonnement, que Boris était loin de céder au désespoir. Il s’assit sur le lit, alluma une pipe et s’attacha à tirer les leçons de la situation.

« Voyons, mon ami, nous sommes dans la panade.