Il nous reste, à nous deux, vingt-cinq centimes et je ne pense pas que le Juif me verse à nouveau mes deux francs. De toute façon, il se conduit à présent d’une manière intolérable. Crois-le si tu veux, la nuit dernière il a eu l’audace d’amener une femme ici, alors que j’étais là, couché sur le plancher ! L’immonde animal ! Et ce n’est pas tout. Il doit une semaine de loyer, et j’ai bien l’impression qu’il mijote de ne pas payer, et de me fausser compagnie du même coup. S’il fait ça, je vais me retrouver à la rue, et le patron exigera ma valise pour se dédommager, le maudit chien ! Il faut prendre une décision énergique.
— Oui, mais laquelle ? Je crois bien que la seule chose à faire, c’est de porter nos pardessus au clou, pour avoir au moins quelque chose à manger.
— Bien sûr, bien sûr, c’est ce qu’on va faire. Mais d’abord, il faut que je sorte d’ici ce qui m’appartient. Penser que quelqu’un d’autre puisse s’emparer de mes photographies ! J’ai un plan tout prêt. Je vais couper l’herbe sous le pied de ce Juif : c’est moi qui vais déménager à la cloche de bois. Foutre le camp – risquer le repli ! Bien joué, non, tu ne trouves pas ?
— Mais, mon cher Boris, comment veux-tu faire, en plein jour ? Tu es sûr de te faire pincer.
— Ah, bien sûr, il faudra mettre en œuvre un peu de stratégie. Le patron est toujours à guetter les locataires qui risqueraient de partir sans payer. Il connaît la chanson. C’est pourquoi ils se relaient toute la journée en bas, lui et sa femme, pour monter la garde. Ah, ces Français, quel peuple de grigous ! Mais j’ai mon idée sur la manière de réussir avec ton aide. »
Je ne me sentais pas spécialement d’humeur à apporter mon aide à qui que ce soit, toutefois je demandai à Boris de m’exposer son plan. Ce qu’il fit avec un grand luxe de détails.
« Bon, écoute. Il faut commencer par porter les pardessus au clou. Tu passes d’abord chez toi chercher le tien, puis tu reviens ici prendre le mien, que tu sors en douce, plié sous le tien. Tu les portes ensuite au mont-de-piété de la rue des Francs-Bourgeois. Avec de la chance, tu devrais en tirer vingt francs. Puis tu descends sur le bord de la Seine et tu remplis tes poches de cailloux, tu me les ramènes et on remplit la valise avec. Tu vois où je veux en venir ? J’enveloppe dans un papier journal tout ce que je peux comme affaires, je descends et je demande au patron où se trouve la blanchisseuse la plus proche. J’aurai l’air très à l’aise, très naturel, tu comprends, et le patron croira que j’ai juste un paquet de linge sale sous le bras. Mais si par hasard il flaire quelque chose de louche, il fera comme il fait toujours : c’est-à-dire qu’il viendra fouiner dans ma chambre, soupeser ma valise. Avec les cailloux dedans, il se dira que tout est dans l’ordre. C’est ça la stratégie, tu vois ? Ensuite je reviens et je sors ce qu’il reste de mes affaires en les fourrant dans mes poches.
— Mais la valise ?
— La valise ? On peut bien la lui laisser. Ça vaut vingt francs, tout au plus, cette saleté. D’ailleurs, on abandonne toujours quelque chose quand on bat en retraite. Regarde Napoléon à la Bérézina ! Il a abandonné toute son armée ! »
Boris était si satisfait de son projet (une ruse de guerre, comme il disait) qu’il en oubliait presque d’avoir faim. Quant au principal défaut de ce plan – à savoir qu’il n’aurait désormais plus de toit pour s’abriter – il l’ignorait superbement.
Au début, la ruse de guerre fonctionna parfaitement. Je rentrai chez moi chercher mon pardessus (ce qui faisait déjà neuf kilomètres à parcourir le ventre creux) et n’eus aucun mal à sortir le manteau de Boris de son hôtel. Puis un premier embarras se présenta.
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