David Copperfield 1
Charles
Dickens
David
Copperfield
BeQ
Charles Dickens
(1812-1870)
David Copperfield
Traduit de l’anglais par P. Lorain
Tome premier
La Bibliothèque électronique
du Québec
Collection À
tous les vents
Volume 497 : version 2.0
Du même
auteur, à la Bibliothèque :
Cantique de
Noël
Les conteurs
à la ronde
Le grillon
du foyer
L’abîme
(en coll. avec Wilkie Collins)
Olivier
Twist (deux tomes)
Illustration de couverture : The River
par Phiz (Halbot K. Browne). Illustration for Charles Dickens’s
David Copperfield, 1850.
David Copperfield
I
Édition de référence :
Paris, Librairie Hachette et Cie,
1894.
I
Je viens au monde
Serai-je le héros de ma propre histoire ou
quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce que
ces pages vont apprendre au lecteur. Pour commencer par le
commencement, je dirai donc que je suis né un vendredi, à
minuit (du moins on me l’a dit, et je le crois). Et chose digne
de remarque, l’horloge commença à sonner, et moi,
je commençai à crier, au même instant.
Vu le jour et l’heure de ma naissance, la
garde de ma mère et quelques commères du voisinage qui
me portaient le plus vif intérêt longtemps avant que
nous pussions faire mutuellement connaissance, déclarèrent :
1° que j’étais destiné à être
malheureux dans cette vie ; 2° que j’aurais le
privilège de voir des fantômes et des esprits. Tout
enfant de l’un ou de l’autre sexe assez malheureux pour
naître un vendredi soir vers minuit possédait
invariablement, disaient-elles, ce double don.
Je ne m’occupe pas ici de leur première
prédiction. La suite de cette histoire en prouvera la justesse
ou la fausseté. Quant au second point, je me bornerai à
remarquer que j’attends toujours, à moins que les
revenants ne m’aient fait leur visite quand j’étais
encore à la mamelle. Ce n’est pas que je me plaigne de
ce retard, bien au contraire : et même si quelqu’un
possède en ce moment cette portion de mon héritage, je
l’autorise de tout mon cœur à la garder pour lui.
Je suis né coiffé : on
mit ma coiffe en vente par la voie des annonces de journaux, au très
modique prix de quinze guinées. Je ne sais si c’est que
les marins étaient alors à court d’argent, ou
s’ils n’avaient pas la foi et préféraient
se confier à des ceintures de liège, mais ce qu’il
y a de positif, c’est qu’on ne reçut qu’une
seule proposition ; elle vint d’un courtier de commerce
qui offrait cinquante francs en argent, et le reste de la somme en
vin de Xérès : il ne voulait pas payer davantage
l’assurance de ne jamais se noyer. On renonça donc aux
annonces qu’il fallut payer, bien entendu. Quant au xérès,
ma pauvre mère venait de vendre le sien, ce n’était
pas pour en acheter d’autre. Dix ans après on mit ma
coiffe en loterie, à une demi-couronne le billet, il y en
avait cinquante, et le gagnant devait ajouter cinq shillings en sus.
J’assistai au tirage de la loterie, et je me rappelle que
j’étais fort ennuyé et fort humilié de
voir ainsi disposer d’une portion de mon individu. La coiffe
fut gagnée par une vieille dame qui tira, bien à
contrecœur, de son sac les cinq shillings en gros sols, encore
y manquait-il un penny ; mais ce fut en vain qu’on perdit
son temps et son arithmétique à en convaincre la
vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays
qu’elle ne s’est pas noyée, et qu’elle a eu
le bonheur de mourir victorieusement dans son lit à
quatre-vingt-douze ans. On m’a raconté que, jusqu’à
son dernier soupir, elle s’est vantée de n’avoir
jamais traversé l’eau, que sur un pont : souvent en
buvant son thé (occupation qui lui plaisait fort), elle
s’emportait contre l’impiété de ces marins
et de ces voyageurs qui ont la présomption d’aller
« vagabonder » au loin. En vain on lui
représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait
de bien de petites douceurs, peut-être même de thé.
Elle répliquait d’un ton toujours plus énergique
et avec une confiance toujours plus entière dans la force de
son raisonnement :
« Non, non, pas de vagabondage. »
Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder
nous-même, revenons à ma naissance.
Je suis né à Blunderstone, dans le
comté de Suffolk ou dans ces environs-là, comme on dit.
J’étais un enfant posthume. Lorsque mes yeux s’ouvrirent
à la lumière de ce monde, mon père avait fermé
les siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à
présent, quelque chose d’étrange dans la pensée
qu’il ne m’a jamais vu ; quelque chose de plus
étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des
jours de mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui
recouvrait son tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors
d’une compassion indéfinissable pour ce pauvre tombeau
couché tout seul au milieu du cimetière, par une nuit
obscure, tandis qu’il faisait si chaud et si clair dans notre
petit salon ! il me semblait qu’il y avait presque de la
cruauté à le laisser là dehors, et à lui
fermer si soigneusement notre porte.
Le grand personnage de notre famille, c’était
une tante de mon père, par conséquent ma grand-tante à
moi, dont j’aurai à m’occuper plus loin, miss
Trotwood ou miss Betsy, comme l’appelait ma pauvre mère,
quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette
terrible personne (ce qui arrivait très rarement). Miss Betsy
donc avait épousé un homme plus jeune qu’elle,
très beau, mais non pas dans le sens du proverbe : « pour
être beau, il faut être bon. » On le
soupçonnait fortement d’avoir battu miss Betsy, et même
d’avoir un jour, à propos d’une discussion de
budget domestique, pris quelques dispositions subites, mais
violentes, pour la jeter par la fenêtre d’un second
étage. Ces preuves évidentes d’incompatibilité
d’humeur décidèrent miss Betsy à le payer
pour qu’il s’en allât et pour qu’il acceptât
une séparation à l’amiable. Il partit pour les
Indes avec son capital, et là, disaient les légendes de
famille, on l’avait rencontré monté sur un
éléphant, en compagnie d’un babouin ; je
crois en cela qu’on se trompe : ce n’était
pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces
princesses indiennes qu’on appelle Begum. Dans tous les
cas, dix ans après on reçut chez lui la nouvelle de sa
mort. Personne n’a jamais su quel effet cette nouvelle fit sur
ma tante : immédiatement après leur séparation,
elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau,
bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était
allée s’établir. Elle passait là pour une
vieille demoiselle qui vivait seule, en compagnie de sa servante,
sans voir âme qui vive.
Mon père avait été, je crois,
le favori de miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné
son mariage, sous prétexte que ma mère n’était
« qu’une poupée de cire ». Elle
n’avait jamais vu ma mère, mais elle savait qu’elle
n’avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais
miss Betsy.
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