Vous savez que je vous porte intérêt de longue date ; mais, indépendamment de cela, ce qu’il dit, je l’approuve pleinement.

– Oh ! quelle récompense ! dit Uriah en relevant l’une de ses jambes, au risque de s’attirer une nouvelle incartade de la part de ma tante, que je suis heureux de cette confiance absolue ! Mais j’espère, il est vrai, que je réussis un peu à le soulager du poids des affaires, monsieur Copperfield.

– Uriah Heep est un grand soulagement pour moi, dit M. Wickfield de la même voix sourde et triste ; c’est un grand poids de moins pour moi, Trotwood, que de l’avoir pour associé. »

Je savais que c’était ce vilain renard rouge qui lui faisait dire tout cela, pour justifier ce qu’il m’avait dit lui-même, le soir où il avait empoisonné mon repos. Je vis le même sourire faux et sinistre errer sur ses traits, pendant qu’il me regardait avec attention.

« Vous ne nous quittez pas, papa ? dit Agnès d’un ton suppliant. Ne voulez-vous pas revenir à pied avec Trotwood et moi ? »

Je crois qu’il aurait regardé Uriah avant de répondre, si ce digne personnage ne l’avait pas prévenu.

« J’ai un rendez-vous d’affaires, dit Uriah, sans quoi j’aurais été heureux de rester avec mes amis. Mais je laisse mon associé pour représenter la maison. Miss Agnès, votre très humble serviteur ! Je vous souhaite le bonsoir, monsieur Copperfield, et je présente mes humbles respects à miss Betsy Trotwood. »

Il nous quitta là-dessus, en nous envoyant des baisers de sa grande main de squelette, avec un sourire de satyre.

Nous restâmes encore une heure ou deux à causer du bon vieux temps et de Canterbury. M. Wickfield, laissé seul avec Agnès, reprit bientôt quelque gaieté, quoique toujours en proie à un abattement dont il ne pouvait s’affranchir. Il finit pourtant par s’animer et prit plaisir à nous entendre rappeler les petits événements de notre vie passée, dont il se souvenait très bien. Il nous dit qu’il se croyait encore à ses bons jours, en se retrouvant seul avec Agnès et moi, et qu’il voudrait bien qu’il n’y eût rien de changé. Je suis sûr qu’en voyant le visage serein de sa fille et en sentant la main qu’elle posait sur son bras, il en éprouvait un bien infini.

Ma tante, qui avait été presque tout le temps occupée avec Peggotty dans la chambre voisine, ne voulut pas nous accompagner à leur logement, mais elle insista pour que j’y allasse, et j’obéis. Nous dînâmes ensemble. Après le dîner, Agnès s’assit auprès de lui comme autrefois, et lui versa du vin. Il prit ce qu’elle lui donnait, pas davantage, comme un enfant ; et nous restâmes tous les trois assis près de la fenêtre tant qu’il fit jour. Quand la nuit vint, il s’étendit sur un canapé ; Agnès arrangea les coussins et resta penchée sur lui un moment. Quand elle revint près de la fenêtre, il ne faisait pas assez obscur encore pour que je ne visse pas briller des larmes dans ses yeux.

Je demande au ciel de ne jamais oublier l’amour constant et fidèle de ma chère Agnès à cette époque de ma vie, car, si je l’oubliais, ce serait signe que je serais bien près de ma fin, et c’est le moment où je voudrais me souvenir d’elle plus que jamais. Elle remplit mon cœur de tant de bonnes résolutions, elle fortifia si bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne sais comment, car elle était trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils, l’ardeur sans but de mes vagues projets, que si j’ai fait quelque chose de bien, si je n’ai pas fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c’est à elle que je le dois.

Et comme elle me parla de Dora, pendant que nous étions assis près de la fenêtre ! comme elle écouta mes éloges, en y ajoutant les siens ! comme elle jeta sur la petite fée qui m’avait ensorcelé des rayons de sa pure lumière, qui la faisaient paraître encore plus innocente et plus précieuse à mes yeux ! Agnès, sœur de mon adolescence si j’avais su alors ce que j’ai su plus tard !

Il y avait un mendiant dans la rue quand je descendis, et, au moment où je me retournais du côté de la fenêtre, en pensant au regard calme et pur de ma jeune amie, à ses yeux angéliques, il me fit tressaillir en murmurant, comme un écho du matin :

« Aveugle ! aveugle ! aveugle ! »





VI



Enthousiasme



Je commençai la journée du lendemain en allant me plonger encore dans l’eau des bains romains, puis je pris le chemin de Highgate. J’étais sorti de mon abattement ; je n’avais plus peur des habits râpés, et je ne soupirais plus après les jolis coursiers gris. Toute ma manière de considérer nos malheurs était changée. Ce que j’avais à faire, c’était de prouver à ma tante que ses bontés passées n’avaient pas été prodiguées à un être ingrat et insensible. Ce que j’avais à faire, c’était de profiter maintenant de l’apprentissage pénible de mon enfance et de me mettre à l’œuvre avec courage et résolution. Ce que j’avais à faire, c’était de prendre résolument la hache du bûcheron à la main pour m’ouvrir un chemin à travers la forêt des difficultés où je me trouvais égaré, en abattant devant moi les arbres enchantés qui me séparaient encore de Dora : et je marchais à grands pas somme si c’était un moyen d’arriver plus tôt à mon but.

Quand je me retrouvai sur cette route de Highgate qui m’était si familière, et que je suivais aujourd’hui dans des dispositions si différentes de mes anciennes idées de plaisir, il me sembla qu’un changement complet venait de s’opérer dans ma vie ; mais je n’étais pas découragé. De nouvelles espérances, un nouveau but, m’étaient apparus en même temps que ma vie nouvelle. Le travail était grand, mais la récompense était sans prix. C’était Dora qui était la récompense, et il fallait bien conquérir Dora.

J’étais dans de tels transports de courage que je regrettais que mon habit ne fût pas déjà un peu râpé ; il me tardait de commencer à abattre des arbres dans la forêt des difficultés, et cela avec assez de peine, pour prouver ma vigueur. J’avais bonne envie de demander à un vieux bonhomme qui cassait des pierres sur la route avec des lunettes de fil de fer, de me prêter un moment son marteau et de me permettre de commencer ainsi à m’ouvrir un chemin dans le granit pour arriver jusqu’à Dora. Je m’agitais si bien, j’étais si complètement hors d’haleine, et j’avais si chaud, qu’il me semblait que j’avais gagné je ne sais combien d’argent. J’étais dans cet état, quand j’entrai dans une petite maison qui était à louer, et je l’examinai scrupuleusement, sentant qu’il était nécessaire de devenir un homme pratique. C’était précisément tout ce qu’il nous fallait pour Dora et moi ; il y avait un petit jardin devant la maison pour que Jip pût y courir à son aise et aboyer contre les marchands à travers les palissades. Je sortis de là plus échauffé que jamais, et je repris d’un pas si précipité la route de Highgate que j’y arrivai une heure trop tôt ; au reste, quand je n’aurais pas été si fort en avance, j’aurais toujours été obligé de me promener un peu pour me rafraîchir, avant d’être tant soit peu présentable. Mon premier soin, après quelques préparatifs pour me calmer, fut de découvrir la demeure du docteur. Ce n’était pas du côté de Highgate où demeurait mistress Steerforth, mais tout à fait à l’autre bout de la petite ville. Quand je me fus assuré de ce fait, je revins, par un attrait auquel je ne pus résister, à une petite ruelle qui passait près de la maison de mistress Steerforth, et je regardai par-dessus le mur du jardin. Les fenêtres de la chambre de Steerforth étaient fermées. Les portes de la serre étaient ouvertes et Rosa Dartle, nu-tête, marchait en long et en large, d’un pas brusque et précipité, dans une allée sablée qui longeait la pelouse. Elle me fit l’effet d’une bête fauve qui fait toujours le même chemin, jusqu’au bout de la chaîne qu’elle traîne sur son sentier battu, en se rongeant le cœur.

Je quittai doucement mon poste d’observation, fuyant ce voisinage et regrettant de l’avoir seulement approché, puis je me promenai jusqu’à dix heures loin de là.