L’église, surmontée
d’un clocher élancé qui se voit maintenant du
sommet de la colline, n’était pas là, à
cette époque, pour m’indiquer l’heure. Il y avait
à la place une vieille maison en briques rouges qui servait
d’école, une belle maison, ma foi ! on devait avoir
du plaisir à y aller à l’école, autant
qu’il m’en souvient.
En approchant de la demeure du
docteur, joli cottage un peu ancien, et où il avait dû
dépenser de l’argent, à en juger par les
réparations et les embellissements qui semblaient encore tout
frais, je l’aperçus qui se promenait dans le jardin avec
ses guêtres et tout le reste, comme s’il n’avait
jamais cessé de se promener depuis le temps où j’étais
son écolier. Il était entouré aussi de ses
anciens compagnons, car il ne manquait pas de grands arbres dans le
voisinage, et je vis sur le gazon deux ou trois corbeaux qui le
regardaient comme s’ils avaient reçu des lettres de
leurs camarades de Canterbury sur son compte, et qu’ils le
surveillassent de près en conséquence.
Je savais bien que ce serait peine
perdue de chercher à attirer son attention à cette
distance ; je pris donc la liberté d’ouvrir la
barrière et d’aller à sa rencontre, afin de me
trouver en face de lui, au moment où il viendrait à se
retourner. Quand il se retourna en effet, et qu’il s’approcha
de moi, il me regarda d’un air pensif pendant un moment,
évidemment sans me voir, puis sa physionomie bienveillante
exprima la plus grande satisfaction, et il me prit les deux mains :
« Comment, mon cher
Copperfield, mais vous voilà un homme ! Vous vous portez
bien ? Je suis ravi de vous voir. Mais comme vous avez gagné,
mon cher Copperfield ! Vous voilà vraiment... Est-il
possible ? »
Je lui demandai de ses nouvelles, et
de celles de mistress Strong.
« Très bien !
dit le docteur, Annie va très bien ; elle sera enchantée
de vous voir. Vous avez toujours été son favori. Elle
me le disait encore hier au soir, quand je lui ai montré votre
lettre. Et... oui, certainement... vous vous rappelez M. Jack
Maldon, Copperfield ?
– Parfaitement, monsieur.
– Je me doutais bien, dit
le docteur, que vous ne l’aviez pas oublié ; lui
aussi va assez bien.
– Est-il de retour,
monsieur ? demandai-je.
– Des Indes ? dit le
docteur, oui. M. Jack Maldon n’a pas pu supporter le
climat, mon ami. Mistress Markleham... vous vous rappelez mistress
Markleham ?
– Si je me rappelle le
Vieux-Troupier ! tout comme si c’était hier.
– Eh bien ! mistress
Markleham était très inquiète de lui, la pauvre
femme : aussi nous l’avons fait revenir, et nous lui avons
acheté une petite place qui lui convient beaucoup mieux. »
Je connaissais assez M. Jack Maldon
pour soupçonner, d’après cela, que c’était
une place où il ne devait pas y avoir beaucoup d’ouvrage,
et qui était bien payée. Le docteur continua, en
appuyant toujours la main sur mon épaule et en me regardant
d’un air encourageant :
« Maintenant, mon cher
Copperfield, causons de votre proposition. Elle me fait grand plaisir
et me convient parfaitement ; mais croyez-vous que vous ne
pourriez rien faire de mieux ? Vous avez eu de grands succès
chez nous, vous savez ; vous avez des facultés qui
peuvent vous mener loin. Les fondements sont bons : on y peut
élever n’importe quel édifice ; ne serait-ce
pas grand dommage de consacrer le printemps de votre vie à une
occupation comme celle que je puis vous offrir ? »
Je repris une nouvelle ardeur, et je
pressai le docteur avec de nombreuses fleurs de rhétorique, je
le crains, de céder à ma demande, en lui rappelant que
j’avais déjà, d’ailleurs, une profession.
« Oui, oui, dit le
docteur, c’est vrai ; certainement cela fait une
différence, puisque vous avez une profession et que vous
étudiez pour y réussir. Mais, mon cher ami, qu’est-ce
que c’est que soixante-dix livres sterling par an ?
– Cela double notre
revenu, docteur Strong !
– Vraiment ! dit le
docteur. Qui aurait cru cela ! Ce n’est pas que je veuille
dire que le traitement sera strictement réduit à
soixante-dix livres sterling, parce que j’ai toujours eu
l’intention de faire, en outre, un présent à
celui de mes jeunes amis que j’occuperais de cette manière.
Certainement, dit le docteur en se promenant toujours de long en
large, la main sur mon épaule, j’ai toujours fait entrer
en ligne de compte un présent annuel.
« Mon cher maître,
lui dis-je simplement, et sans phrases cette fois, j’ai
contracté envers vous des obligations que je ne pourrai jamais
reconnaître.
– Non, non, dit le
docteur, pardonnez-moi ! vous vous trompez.
– Si vous voulez accepter
mes services pendant le temps que j’ai de libre, c’est-à-dire
le matin et le soir, et que vous croyiez que cela vaille soixante-dix
livres sterling par an, vous me ferez un plaisir que je ne saurais
exprimer.
– Vraiment ! dit le
docteur d’un air naïf. Que si peu de chose puisse faire
tant de plaisir ! vraiment ! vraiment ! Mais
promettez-moi que le jour où vous trouverez quelque chose de
mieux vous le prendrez, n’est-ce pas ? Vous m’en
donnez votre parole ? dit le docteur du ton avec lequel il en
appelait autrefois à notre honneur, en classe, quand nous
étions petits garçons.
– Je vous en donne ma
parole, monsieur, répliquai-je aussi comme nous répondions
en classe autrefois.
– En ce cas, c’est
une affaire faite, dit le docteur en me frappant sur l’épaule
et en continuant de s’y appuyer pendant notre promenade.
– Et je serais encore
vingt fois plus heureux de penser, lui dis-je avec une petite
flatterie innocente, j’espère..., si vous m’occupez
au Dictionnaire. »
Le docteur s’arrêta, me
frappa de nouveau sur l’épaule en souriant, et s’écria
d’un air de triomphe ravissant à voir, comme si j’étais
un puits de sagacité humaine :
« Vous l’avez
deviné, mon cher ami. C’est le Dictionnaire. »
Comment aurait-il pu être
question d’autre chose ? Ses poches en étaient
pleines comme sa tête. Le Dictionnaire lui sortait par tous les
pores. Il me dit que depuis qu’il avait renoncé à
sa pension, son travail avançait de la manière la plus
rapide, et que rien ne lui convenait mieux que les heures de travail
que je lui proposais, attendu qu’il avait l’habitude de
se promener dans le milieu du jour en méditant à son
aise. Ses papiers étaient un peu en désordre pour le
moment, grâce à M. Jack Maldon qui lui avait offert
dernièrement ses services comme secrétaire, et qui
n’avait pas l’habitude de cette occupation ; mais
nous aurions bientôt remis tout cela en état, et nous
marcherions rondement. Je trouvai plus tard, quand nous fûmes
tout de bon à l’œuvre, que les efforts de M. Jack
Maldon me donnaient plus de peine que je ne m’y étais
attendu, vu qu’il ne s’était pas borné à
faire de nombreuses méprises, mais qu’il avait dessiné
tant de soldats et de têtes de femmes sur les manuscrits du
docteur, que je me trouvais parfois plongé dans un dédale
inextricable.
Le docteur était enchanté
de la perspective de m’avoir pour collaborateur de son fameux
ouvrage, et il fut convenu que nous commencerions dès le
lendemain à sept heures. Nous devions travailler deux heures
tous les matins et deux ou trois heures tous les soirs, excepté
le samedi qui serait un jour de congé pour moi. Je devais
naturellement me reposer aussi le dimanche ; la besogne n’était
donc pas bien pénible.
Nos arrangements faits ainsi, à
notre mutuelle satisfaction, le docteur m’emmena dans la maison
pour me présenter à mistress Strong que je trouvai dans
le nouveau cabinet de son mari, occupée à épousseter
ses livres, liberté qu’il ne permettait qu’à
elle de prendre avec ces précieux favoris.
Ils avaient retardé leur
déjeuner pour moi, et nous nous mîmes à table
ensemble. Nous venions à peine d’y prendre place quand
je devinai, d’après la figure de mistress Strong, qu’il
allait venir quelqu’un, avant même d’entendre aucun
bruit qui annonçât l’approche d’un visiteur.
Un monsieur à cheval arriva à la grille, fit entrer son
cheval par la bride, dans la petite cour, comme s’il était
chez lui, l’attacha à un anneau sous la remise vide, et
entra dans la salle à manger, son fouet à la main.
C’était M. Jack Maldon, et je trouvai que M. Jack
Maldon n’avait rien gagné à son voyage aux Indes.
Il est vrai de dire que j’étais d’une humeur
vertueuse et farouche contre tous les jeunes gens qui n’abattaient
pas des arbres dans la forêt des difficultés, de sorte
qu’il faut faire la part de ces impressions peu bienveillantes.
« Monsieur Jack, dit le
docteur, je vous présente Copperfield ! »
M. Jack Maldon me donna une
poignée de main, un peu froidement à ce qu’il me
sembla, et d’un air de protection languissante qui me choqua
fort en secret. Du reste, son air de langueur était curieux à
voir, excepté pourtant quand il parlait à sa cousine
Annie.
« Avez-vous déjeuné,
monsieur Jack ? dit le docteur.
– Je ne déjeune
presque jamais, monsieur, répliqua-t-il en laissant aller sa
tête sur le dossier de son fauteuil.
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