Cela m’ennuie.
– Y a-t-il des nouvelles
aujourd’hui ? demanda le docteur.
– Rien du tout, monsieur,
repartit M. Maldon. Quelques histoires de gens qui meurent de
faim en Écosse, et qui sont assez mécontents. Mais il y
a toujours de ces gens qui meurent de faim et qui ne sont jamais
contents. »
Le docteur lui dit d’un air
grave et pour changer de conversation :
« Alors il n’y a pas
de nouvelles du tout ? Eh bien ! pas de nouvelles, bonnes
nouvelles, comme on dit.
– Il y a une grande
histoire dans les journaux à propos d’un meurtre,
monsieur, reprit M. Maldon, mais il y a tous les jours des gens
assassinés, et je ne l’ai pas lu. »
On ne regardait pas dans ce temps-là
une indifférence affectée pour toutes les notions et
les passions de l’humanité comme une aussi grande preuve
d’élégance qu’on l’a fait plus tard.
J’ai vu, depuis, ces maximes-là très à la
mode. Je les ai vu pratiquer avec un tel succès que j’ai
rencontré de beaux messieurs et de belles dames, qui, pour
l’intérêt qu’ils prenaient au genre humain,
auraient aussi bien fait de naître chenilles. Peut-être
l’impression que me fit alors M. Maldon ne fut-elle si
vive que parce qu’elle m’était nouvelle, mais je
sais que cela ne contribua pas à le rehausser dans mon estime,
ni dans ma confiance.
« Je venais savoir si
Annie voulait aller ce soir à l’Opéra, dit
M. Maldon en se tournant vers elle. C’est la dernière
représentation de la saison qui en vaille la peine, et il y a
une cantatrice qu’elle ne peut pas se dispenser d’entendre.
C’est une femme qui chante d’une manière
ravissante, sans compter qu’elle est d’une laideur
délicieuse. »
Là-dessus il retomba dans sa
langueur.
Le docteur, toujours enchanté
de ce qui pouvait être agréable à sa jeune femme,
se tourna vers elle et lui dit :
« Il faut y aller, Annie,
il faut y aller.
– Non, je vous en prie,
dit-elle au docteur. J’aime mieux rester à la maison.
J’aime beaucoup mieux rester à la maison. »
Et sans regarder son cousin, elle
m’adressa la parole, me demanda des nouvelles d’Agnès,
s’informa si elle ne viendrait pas la voir ; s’il
n’était pas probable qu’elle vint dans la
journée ; le tout d’un air si troublé que je
me demandais comment il se faisait que le docteur lui-même,
occupé pour le moment à étaler du beurre sur son
pain grillé, ne voyait pas une chose qui sautait aux yeux.
Mais il ne voyait rien. Il lui dit en
riant qu’elle était jeune, et qu’il fallait
qu’elle s’amusât, au lieu de s’ennuyer avec
un vieux bonhomme comme lui. D’ailleurs, disait-il, il comptait
sur elle pour lui chanter tous les airs de la nouvelle cantatrice, et
comment s’en tirerait-elle si elle n’allait pas
l’entendre ? Le docteur persista donc à arranger la
soirée pour elle. M. Jack Maldon devait revenir dîner
à Highgate. Ceci conclu, il retourna à sa sinécure,
je suppose, mais en tout cas il s’en alla à cheval, sans
se presser.
J’étais curieux, le
lendemain matin, de savoir si elle était allée à
l’Opéra. Elle n’y avait pas été,
elle avait envoyé à Londres pour se dégager
auprès de son cousin, et, dans la journée, elle avait
fait visite à Agnès. Elle avait persuadé au
docteur de l’accompagner, et ils étaient revenus à
pied à travers champs, à ce qu’il me raconta
lui-même, par une soirée magnifique. Je me dis à
part moi qu’elle n’aurait peut-être pas manqué
le spectacle, si Agnès n’avait pas été à
Londres ; Agnès était bien capable d’exercer
aussi sur elle une heureuse influence !
On ne pouvait pas dire qu’elle
eût l’air très enchanté, mais enfin elle
paraissait satisfaite, ou sa physionomie était donc bien
trompeuse. Je la regardais souvent, car elle était assise près
de la fenêtre pendant que nous étions à
l’ouvrage, et elle préparait notre déjeuner que
nous mangions tous en travaillant. Quand je partis à neuf
heures, elle était à genoux aux pieds du docteur, pour
lui mettre ses souliers et ses guêtres. Les feuilles de
quelques plantes grimpantes qui croissaient près de la fenêtre
jetaient de l’ombre sur son visage, et je pensai tout le long
du chemin, en me rendant à la Cour, à cette soirée
où je l’avais vue regarder son mari pendant qu’il
lisait.
J’avais donc maintenant fort
affaire : j’étais sur pied à cinq heures du
matin, et je ne rentrais qu’à neuf ou dix heures du
soir. Mais j’avais un plaisir infini à me trouver à
la tête de tant de besogne, et je ne marchais jamais
lentement ; il me semblait que plus je me fatiguais, plus je
faisais d’efforts pour mériter Dora. Elle ne m’avait
pas encore vu dans cette nouvelle phase de mon caractère,
parce qu’elle devait venir chez miss Mills prochainement ;
j’avais retardé jusqu’à ce moment tout ce
que j’avais à lui apprendre, me bornant à lui
dire dans mes lettres, qui passaient toutes secrètement par
les mains de miss Mills, que j’avais beaucoup de choses à
lui conter. En attendant, j’avais fort réduit ma
consommation de graisse d’ours ; j’avais absolument
renoncé au savon parfumé et à l’eau de
lavande, et j’avais vendu avec une perte énorme, trois
gilets que je regardais comme trop élégants pour une
vie aussi austère que la mienne.
Je n’étais pas encore
satisfait : je brûlais de faire plus encore, et j’allai
voir Traddles qui demeurait pour le moment sur le derrière
d’une maison de Castle-Street-Holborn. J’emmenai avec moi
M. Dick, qui m’avait déjà accompagné
deux fois à Highgate et qui avait repris ses habitudes
d’intimité avec le docteur.
J’emmenai M. Dick parce
qu’il était si sensible aux revers de fortune de ma
tante, et si profondément convaincu qu’il n’y
avait pas d’esclave ou de forçat à la chaîne
qui travaillât autant que moi, qu’il en perdait à
la fois l’appétit et sa belle humeur, dans son désespoir
de ne pouvoir rien y faire. Bien entendu qu’il se sentait plus
incapable que jamais d’achever son mémoire, et plus il y
travaillait, plus cette malheureuse tête du roi Charles venait
l’importuner de ses fréquentes incursions. Craignant
successivement que son état ne vint à s’aggraver
si nous ne réussissions pas, par quelque tromperie innocente,
à lui faire accroire qu’il nous était très
utile, ou si nous ne trouvions pas, ce qui aurait encore mieux valu,
un moyen de l’occuper véritablement, je pris le parti de
demander à Traddles s’il ne pourrait pas nous y aider.
Avant d’aller le voir je lui avais écrit un long récit
de tout ce qui était arrivé, et j’avais reçu
de lui en réponse une excellente lettre où il
m’exprimait toute sa sympathie et toute son amitié pour
moi.
Nous le trouvâmes plongé
dans son travail, avec son encrier et ses papiers, devant le petit
guéridon et le pot à fleurs qui étaient dans un
coin de sa chambrette pour rafraîchir ses yeux et son courage.
Il nous fit l’accueil le plus cordial, et, en moins de rien,
Dick et lui furent une paire d’amis. M. Dick déclara
même qu’il était sûr de l’avoir déjà
vu, et nous répondîmes tous les deux que c’était
bien possible.
La première question que
j’avais posée à Traddles était celle-ci :
j’avais entendu dire que plusieurs hommes, distingués
plus tard dans diverses carrières, avaient commencé par
rendre compte des débats du parlement. Traddles m’avait
parlé des journaux comme de l’une de ses espérances ;
partant de ces deux données, j’avais témoigné
à Traddles dans ma lettre que je désirais savoir
comment je pourrais arriver à rendre compte des discussions
des chambres. Traddles me répondit alors, que, d’après
ses informations, la condition mécanique, nécessaire
pour cette occupation, excepté peut-être dans des cas
fort rares, pour garantir l’exactitude du compte rendu,
c’est-à-dire la connaissance complète de l’art
mystérieux de la sténographie, offrait à elle
seule, à peu près les mêmes difficultés
que s’il s’agissait d’apprendre six langues, et
qu’avec beaucoup de persévérance, on ne pouvait
pas espérer d’y réussir en moins de plusieurs
années. Traddles pensait naturellement que cela tranchait la
question, mais je ne voyais là que quelques grands arbres de
plus à abattre pour arriver jusqu’à Dora, et je
pris à l’instant le parti de m’ouvrir un chemin à
travers ce fourré, la hache à la main.
« Je vous remercie
beaucoup, mon cher Traddles, lui dis-je, je vais commencer demain. »
Traddles me regarda d’un air
étonné, ce qui était naturel, car il ne savait
pas encore à quel degré d’enthousiasme j’étais
arrivé.
« J’achèterai
un livre qui traite à fond de cet art, lui dis-je, j’y
travaillerai à la Cour, où je n’ai pas moitié
assez d’ouvrage et je sténographierai les plaidoyers
pour m’exercer. Traddles, mon ami, j’en viendrai à
bout.
– Maintenant, dit Traddles
en ouvrant les yeux de toute sa force, je n’avais pas l’idée
que vous fussiez doué de tant de décision,
Copperfield ! »
Je ne sais comment il eût pu en
avoir l’idée, car c’était encore un
problème pour moi. Je changeai la conversation et je mis
M. Dick sur le tapis.
« Voyez-vous, dit M. Dick
d’un air convaincu, je voudrais pouvoir être bon à
quelque chose, monsieur Traddles : à battre du tambour,
par exemple, ou à souffler dans quelque chose ! »
Pauvre homme ! au fond du cœur,
je crois bien qu’il eût préféré en
effet une occupation de ce genre. Mais Traddles, qui n’eût
pas souri pour tout au monde, répliqua gravement :
« Mais vous avez une belle
main, monsieur ; c’est vous qui me l’avez dit,
Copperfield.
– Très belle »,
répliquai-je.
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