Et le fait est que la netteté de son
écriture était admirable.
« Ne pensez-vous pas, dit
Traddles, que vous pourriez copier des actes, monsieur, si je vous en
procurais ? »
M. Dick me regarda d’un
air de doute. « Qu’en dites-vous, Trotwood ? »
Je secouai la tête. M. Dick
secoua la sienne et soupira.
« Expliquez-lui ce qui se
passe pour le mémoire », dit M. Dick.
J’expliquai à Traddles
qu’il était très difficile d’empêcher
le roi Charles Ier de faire des excursions dans les
manuscrits de M. Dick, qui, pendant ce temps-là, suçait
son pouce en regardant Traddles de l’air le plus respectueux et
le plus sérieux.
« Mais vous savez que les
actes dont je parle sont rédigés et terminés,
dit Traddles après un moment de réflexion. M. Dick
n’aurait rien à y faire. Cela ne serait-il pas
différent, Copperfield ? En tout cas, il me semble qu’on
pourrait en essayer. »
Nous conçûmes là-dessus
de nouvelles espérances, après un moment de conférence
secrète entre Traddles et moi pendant lequel M. Dick nous
regardait avec inquiétude de son siège. Bref, nous
digérâmes un plan en vertu duquel il se mit à
l’ouvrage le lendemain avec le plus grand succès.
Nous plaçâmes sur une
table près de la fenêtre, à Buckingham-Street,
l’ouvrage que Traddles s’était procuré ;
il fallait faire je ne sais plus combien de copies d’un
document quelconque relatif à un droit de passage. Sur une
autre table on étendit le dernier projet en train du grand
mémoire. Nous donnâmes pour instructions à
M. Dick de copier exactement ce qu’il avait devant lui
sans se détourner le moins du monde de l’original, et,
s’il éprouvait le besoin de faire la plus légère
allusion au roi Charles Ier, il devait voler à
l’instant vers le mémoire. Nous l’exhortâmes
à suivre avec résolution ce plan de conduite, et nous
laissâmes ma tante pour le surveiller. Elle nous raconta plus
tard, qu’au premier moment, il était comme un timbalier
entre ses deux tambours, et qu’il partageait sans cesse son
attention entre les deux tables, mais, qu’ayant trouvé
ensuite que cela le troublait et le fatiguait, il avait fini par se
mettre tout simplement à copier le papier qu’il avait
sous les yeux, remettant le mémoire à une autre fois.
En un mot, quoique nous eussions grand soin qu’il ne travaillât
pas plus que de raison, et quoiqu’il ne se fût pas mis à
l’œuvre au commencement de la semaine, il avait gagné
le samedi suivant dix shillings, neuf pence, et je n’oublierai
de ma vie ses courses dans toutes les boutiques des environs pour
changer ce trésor en pièces de six pence, qu’il
apporta ensuite à ma tante sur un plateau où il les
avait arrangées en cœur ; ses yeux étaient
remplis de larmes de joie et d’orgueil. Depuis le moment où
il fut occupé d’une manière utile, il ressemblait
à un homme qui se sent sous l’influence d’un
charme propice, et s’il y eut au monde ce soir-là une
heureuse créature, c’était l’être
reconnaissant qui regardait ma tante comme la femme la plus
remarquable, et moi comme le jeune homme le plus extraordinaire qu’il
y eût sur la terre.
« Il n’y a pas de
danger qu’elle meure de faim maintenant, Trotwood, me dit
M. Dick en me donnant une poignée de main dans un coin ;
je me charge de suffire à ses besoins, monsieur »,
et il agitait en l’air ses dix doigts triomphants comme si
c’eût été autant de banques à sa
disposition.
Je ne sais pas quel était le
plus content de Traddles ou de moi. « Vraiment, me dit-il
tout d’un coup, en sortant une lettre de sa poche, cela m’a
complètement fait oublier M. Micawber. »
La lettre m’était
adressée (M. Micawber ne perdait jamais une occasion
d’écrire une lettre), et portait : « Confiée
aux bons soins de T. Traddles, esq., du Temple. »
« Mon cher Copperfield,
« Vous ne serez peut-être
pas très étonné d’apprendre que j’ai
rencontré une bonne chance, car, si vous vous le rappelez, je
vous avais prévenu, il y a quelque temps, que j’attendais
incessamment quelque événement de ce genre.
« Je vais m’établir
dans une ville de province de notre île fortunée. La
société de cette cité peut être décrite
comme un heureux mélange des éléments agricoles
et ecclésiastiques, et j’y aurai des rapports directs
avec l’une des professions savantes. Mistress Micawber et notre
progéniture m’accompagneront. Nos cendres se trouveront
probablement déposées un jour dans le cimetière
dépendant d’un vénérable sanctuaire, qui a
porté la réputation du lieu dont je parle, de la Chine
au Pérou, si je puis m’exprimer ainsi.
« En disant adieu à
la moderne Babylone où nous avons supporté bien des
vicissitudes avec quelque courage, mistress Micawber et moi ne nous
dissimulons pas que nous quittons peut-être pour bien des
années, peut-être pour toujours, une personne qui se
rattache par des souvenirs puissants à l’autel de nos
dieux domestiques. Si, à la veille de notre départ,
vous voulez bien accompagner notre ami commun, M. Thomas
Traddles, à notre résidence présente, pour
échanger les vœux ordinaires en pareil cas, vous ferez
le plus grand honneur.
« à
« un
« homme
« qui
« vous
« sera
« toujours fidèle,
« Wilkins
Micawber. »
Je fus bien aise de voir que
M. Micawber avait enfin secoué son cilice et
véritablement rencontré une bonne chance. J’appris
de Traddles que l’invitation était justement pour ce
soir même, et, avant qu’elle fût plus avancée,
j’exprimai mon intention d’y faire honneur : nous
prîmes donc ensemble le chemin de l’appartement que
M. Micawber occupait sous le nom de M. Mortimer, et qui
était situé en haut de Gray’s-Inn-Road.
Les ressources du mobilier loué
à M. Micawber étaient si limitées, que nous
trouvâmes les jumeaux, qui avaient alors quelque chose comme
huit ou neuf ans, endormis sur un lit-armoire dans le salon, où
M. Micawber nous attendait avec un pot-à-l’eau
rempli du fameux breuvage qu’il excellait à faire. J’eus
le plaisir, dans cette occasion, de renouveler connaissance avec
maître Micawber, jeune garçon de douze ou treize ans qui
promettait beaucoup, s’il n’avait pas été
sujet déjà à cette agitation convulsive dans
tous les membres qui n’est pas un phénomène sans
exemple chez les jeunes gens de son âge. Je revis aussi sa
sœur, miss Micawber, en qui « sa mère
ressuscitait sa jeunesse passée, comme le phénix »,
à ce que nous apprit M. Micawber.
« Mon cher Copperfield, me
dit-il, M. Traddles et vous, vous nous trouvez sur le point
d’émigrer ; vous excuserez les petites incommodités
qui résultent de la situation. »
En jetant un coup d’œil
autour de moi, avant de faire une réponse convenable, je vis
que les effets de la famille étaient déjà
emballés, et que leur volume n’avait rien d’effrayant.
Je fis mes compliments à mistress Micawber sur le changement
qui allait avoir lieu dans sa position.
« Mon cher monsieur
Copperfield, me dit mistress Micawber, je sais tout l’intérêt
que vous voulez bien prendre à nos affaires. Ma famille peut
regarder cet éloignement comme un exil, si cela lui convient,
mais je suis femme et mère, et je n’abandonnerai jamais
M. Micawber. »
Traddles, au cœur duquel les
yeux de mistress Micawber faisaient appel, donna son assentiment d’un
ton pénétré.
« C’est au moins,
continua-t-elle, ma manière de considérer l’engagement
que j’ai contracté, mon cher monsieur Copperfield, et
vous aussi, monsieur Traddles, le jour où j’ai prononcé
ces mots irrévocables : « Moi, Emma, je prends
pour mari Wilkins. » J’ai lu d’un bout à
l’autre l’office du mariage, à la chandelle, la
veille de ce grand acte, et j’en ai tiré la conclusion
que je n’abandonnerais jamais M. Micawber. Aussi,
poursuivit-elle, je peux me tromper dans ma manière
d’interpréter le sens de cette pieuse cérémonie,
mais je ne l’abandonnerai pas.
– Ma chère, dit
M. Micawber avec un peu d’impatience, qui vous a jamais
parlé de cela ?
– Je sais, mon cher
monsieur Copperfield, reprit mistress Micawber, que c’est
maintenant au milieu des étrangers que je dois planter ma
tente ; je sais que les divers membres de ma famille, auxquels
M. Micawber a écrit dans les termes les plus polis pour
leur annoncer ce fait, n’ont pas seulement répondu à
sa communication. À vrai dire, c’est peut-être
superstition de ma part, mais je crois M. Micawber prédestiné
à ne jamais recevoir de réponse à la grande
majorité des lettres qu’il écrit. Je suppose,
d’après le silence de ma famille, qu’elle a des
objections à la résolution que j’ai prise, mais
je ne me laisserais pas détourner de la voie du devoir, même
par papa et maman, s’ils vivaient encore, monsieur
Copperfield. »
J’exprimai l’opinion que
c’était là ce qui s’appelait marcher dans
le droit chemin.
« On me dira que c’est
s’immoler, dit mistress Micawber, que d’aller m’enfermer
dans une ville presque ecclésiastique. Mais certes, monsieur
Copperfield, pourquoi ne m’immolerais-je pas, quand je vois un
homme doué des facultés que possède M. Micawber
consommer un sacrifice bien plus grand encore ?
– Oh ! vous allez
vivre dans une ville ecclésiastique ? »
demandai-je.
M. Micawber, qui venait de nous
servir à la ronde avec son pot-à-l’eau,
répliqua :
« À Canterbury. Le
fait est, mon cher Copperfield, que j’ai pris des arrangements
en vertu desquels je suis lié par un contrat à notre
ami Heep, pour l’aider et le servir en qualité de...
clerc de confiance. »
Je regardai avec étonnement
M. Micawber, qui jouissait grandement de ma surprise.
« Je dois vous dire,
reprit-il d’un air officiel, que les habitudes pratiques et les
prudents avis de mistress Micawber ont puissamment contribué à
ce résultat. Le gant dont mistress Micawber vous avait parlé
naguère a été jeté à la société
sous la forme d’une annonce, et notre ami Heep l’a
relevé, de là une reconnaissance mutuelle. Je veux
parler avec tout le respect possible de mon ami Heep, qui est un
homme d’une finesse remarquable. Mon ami Heep, continua
M. Micawber, n’a pas fixé le salaire régulier
à une somme très considérable, mais il m’a
rendu de grands services pour me délivrer des embarras
pécuniaires qui pesaient sur moi, comptant d’avance sur
mes services, et il a raison : je mets mon honneur à lui
rendre des services sérieux. L’intelligence et l’adresse
que je puis posséder, dit M. Micawber d’un air de
modestie orgueilleuse et de son ancien ton d’élégance,
seront consacrées tout entières au service de mon ami
Heep.
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