M. Jorkins, en dépit de
la réputation qu’on lui faisait chez nous, était
un homme faible et incapable, et sa réputation au dehors
n’était pas de nature à relever son crédit.
J’étais placé auprès de lui, depuis la
mort de M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa
prise de tabac, et laisser là son travail, je regrettais plus
que jamais les mille livres sterling de ma tante.
Ce n’était pas encore là
le plus grand mal. Il y avait dans les Doctors’-Commons
une quantité d’oisifs et de coulissiers qui, sans être
procureurs eux-mêmes, s’emparaient d’une partie des
affaires, pour les faire exécuter ensuite par de véritables
procureurs disposés à prêter leurs noms en
échange d’une part dans la curée. Comme il nous
fallait des affaires à tout prix, nous nous associâmes à
cette noble corporation de procureurs marrons, et nous cherchâmes
à attirer chez nous les oisifs et les coulissiers. Ce que nous
demandions surtout, parce que cela nous rapportait plus que le reste,
c’étaient les autorisations de mariage ou les actes
probatoires pour valider un testament ; mais chacun voulait les
avoir, et la concurrence était si grande, qu’on mettait
en planton, à l’entrée de toutes les avenues qui
conduisaient aux Commons, des forbans et des corsaires chargés
d’amener à leurs bureaux respectifs toutes les personnes
en deuil ou tous les jeunes gens qui avaient l’air embarrassés
de leur personne. Ces instructions étaient si fidèlement
exécutées, qu’il m’arriva par deux fois,
avant que je fusse bien connu, d’être enlevé
moi-même pour l’étude de notre rival le plus
redoutable. Les intérêts contraires de ces recruteurs
d’un nouveau genre étant de nature à mettre en
jeu leur sensibilité, cela finissait souvent par des combats
corps à corps, et notre principal agent, qui avait commencé
par le commerce des vins en détail, avant de passer au
brocantage judiciaire, donna même à la Cour le
scandaleux spectacle, pendant quelques jours, d’un œil au
beurre noir. Ces vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre
scrupule quand ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, à
quelque vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur
qu’elle demandait, représentant leur patron comme le
légitime successeur du défunt, et de lui amener en
triomphe la vieille dame, souvent encore très émue de
la triste nouvelle qu’elle venait d’apprendre. C’est
ainsi qu’on m’amena à moi-même bien des
prisonniers. Quant aux autorisations de mariage, la concurrence était
si formidable, qu’un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce
but de notre côté, n’avait rien de mieux à
faire que de s’abandonner au premier agent qui venait à
le happer, s’il ne voulait pas devenir le théâtre
de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis, employé
à cette spécialité, ne quittait jamais son
chapeau quand il était assis, afin d’être toujours
prêt à s’élancer sur les victimes qui se
montraient à l’horizon. Ce système de persécution
est encore en vigueur, à ce que je crois. La dernière
fois que je me rendis aux Commons, un homme très poli,
revêtu d’un tablier blanc, me sauta dessus tout à
coup, murmurant à mon oreille les mots sacramentels :
« Une autorisation de mariage ? » et ce
fut à grand-peine que je l’empêchai de m’emporter
à bras jusque dans une étude de procureur.
Mais après cette digression
passons à Douvres.
Je trouvai tout dans un état
très satisfaisant, et je pus flatter les passions de ma tante
en lui racontant que son locataire avait hérité de ses
antipathies et faisait aux ânes une guerre acharnée. Je
passai une nuit à Douvres pour terminer quelques petites
affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure à
Canterbury. Nous étions en hiver ; le temps frais et le
vent piquant ranimèrent un peu mes esprits.
J’errai lentement au milieu des
rues antiques de Canterbury avec un plaisir tranquille, qui me
soulagea le cœur. J’y revoyais les enseignes, les noms,
les figures que j’avais connus jadis. Il me semblait qu’il
y avait si longtemps que j’avais été en pension
dans cette ville, que je n’aurais pu comprendre qu’elle
eût subi si peu de changements, si je n’avais songé
que j’avais bien peu changé moi-même. Ce qui est
étrange, c’est que l’influence douce et paisible
qu’exerçait sur moi la pensée d’Agnès,
semblait se répandre sur le lieu même qu’elle
habitait. Je trouvais à toutes choses un air de sérénité,
une apparence calme et pensive aux tours de la vénérable
cathédrale comme aux vieux corbeaux dont les cris lugubres
semblaient donner à ces bâtiments antiques quelque chose
de plus solitaire que n’aurait pu le faire un silence absolu ;
aux portes en ruines, jadis décorées de statues,
aujourd’hui renversées et réduites en poussière
avec les pèlerins respectueux qui leur rendaient hommage,
comme aux niches silencieuses où le lierre centenaire rampait
jusqu’au toit le long des murailles pendantes aux vieilles
maisons, comme au paysage champêtre ; au verger comme au
jardin : tout semblait porter en soi, comme Agnès,
l’esprit de calme innocent, baume souverain d’une âme
agitée.
Arrivé à la porte de
M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui faisait courir sa
plume avec la plus grande activité dans la petite pièce
du rez-de-chaussée, où se tenait autrefois Uriah Heep.
Il était tout de noir habillé, et sa massive personne
remplissait complètement le petit bureau où il
travaillait.
M. Micawber parut à la
fois charmé et un peu embarrassé de me voir. Il voulait
me mener immédiatement chez Uriah, mais je m’y refusai.
« Je connais cette maison
de vieille date, lui dis-je, je saurai bien trouver mon chemin. Eh
bien ! qu’est-ce que vous dites du droit, M. Micawber ?
– Mon cher Copperfield, me
répondit-il, pour un homme doué d’une imagination
transcendante, les études de droit ont un très mauvais
côté : elles le noient dans les détails.
Même dans notre correspondance d’affaires, dit
M. Micawber en jetant les yeux sur des lettres qu’il
écrivait, l’esprit n’est pas libre de prendre un
essor d’expression sublime qui puisse le satisfaire. Malgré
ça, c’est un grand travail ! un grand travail ! »
Il me dit ensuite qu’il était
devenu locataire de la vieille maison d’Uriah Heep, et que
mistress Micawber serait ravie de me recevoir encore une fois sous
son toit.
« C’est une humble
demeure, dit M. Micawber, pour me servir d’une expression
favorite de mon ami Heep ; mais, peut être nous
servira-t-elle de marchepied pour nous élever à des
agencements domiciliaires plus ambitieux. »
Je lui demandai s’il était
satisfait de la façon dont le traitait son ami Heep. Il
commenta par s’assurer si la porte était bien fermée,
puis il me répondit à voix basse :
« Mon cher Copperfield,
quand on est sous le coup d’embarras pécuniaires, on
est, vis-à-vis de la plupart des gens, dans une position très
fâcheuse, et ce qui n’améliore pas cette
situation, c’est lorsque ces embarras pécuniaires vous
obligent à demander vos émoluments avant leur échéance
légale. Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon ami
Heep a répondu à des appels auxquels je ne veux pas
faire plus ample allusion, d’une façon qui fait
également honneur et à sa tête et à son
cœur.
– Je ne le supposais pas
si prodigue de son argent ! remarquai-je.
– Pardonnez-moi ! dit
M. Micawber d’un air contraint, j’en parle par
expérience.
– Je suis charmé
que l’expérience vous ait si bien réussi,
répondis-je.
– Vous êtes bien
bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et il se mit à
fredonner un air.
– Voyez-vous souvent
M. Wickfield ? demandai-je pour changer de sujet.
– Pas très souvent,
dit M. Micawber d’un air méprisant ;
M. Wickfield est à coup sûr rempli des meilleures
intentions, mais... mais... Bref, il n’est plus bon à
rien.
– J’ai peur que son
associé ne fasse tout ce qu’il faut pour cela.
– Mon cher Copperfield !
reprit M. Micawber après plusieurs évolutions
qu’il exécutait sur son escabeau d’un air
embarrassé. Permettez-moi de vous faire une observation. Je
suis ici sur un pied d’intimité : j’occupe un
poste de confiance ; mes fonctions ne sauraient me permettre de
discuter certains sujets, pas même avec mistress Micawber (elle
qui a été si longtemps la compagne des vicissitudes de
ma vie, et qui est une femme d’une lucidité
d’intelligence remarquable). Je prendrai donc la liberté
de vous faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront
jamais troublés, j’espère, je désire faire
deux parts. D’un côté, dit M. Micawber en
traçant une ligne sur son pupitre, nous placerons tout ce que
peut atteindre l’intelligence humaine, avec une seule petite
exception ; de l’autre, se trouvera cette seule exception,
c’est-à-dire les affaires de MM. Wickfield-et-Heep
et tout ce qui y a trait. J’ai la confiance que je n’offense
pas le compagnon de ma jeunesse, en faisant à son jugement
éclairé et discret une semblable proposition. »
Je voyais bien que M. Micawber
avait changé d’allures ; il semblait que ses
nouveaux devoirs lui imposassent une gêne pénible, mais
cependant je n’avais pas le droit de me sentir offensé.
Il en parut soulagé et me tendit la main.
« Je suis enchanté
de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure, dit M. Micawber.
C’est une charmante jeune personne, pleine de charmes, de grâce
et de vertu.
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