Seulement, un peu avant la fin… il était presque calme, je lui disais : « Pourquoi, comment as-tu pu me faire une chose pareille ? il a dit quelques paroles. J’ai mal entendu… Seulement, un mot qu’il répétait : « Fatigué… j’étais… fatigué…» Et puis il est mort.
— Fatigué, pensa Golder, qui sentit tout à coup sa vieillesse comme une dure lassitude. Oui.
CHAPITRE V
Comme un orage violent s’abattait sur Paris le jour de l’enterrement de Marcus, on se hâta d’enfoncer profondément le mort dans la terre détrempée et de le laisser.
Golder tenait son parapluie ouvert devant ses yeux, mais quand le cercueil passa, balancé sur l’épaule des porteurs, il regarda fixement ; l’étoffe noire, brodée de larmes d’argent avait glissé, laissant à découvert le bois grossier et les poignées de métal terni. Golder se détourna brusquement.
À côté de lui, deux hommes parlaient haut. L’un d’eux désigna le trou qu’on comblait.
Golder entendit :
— Il est venu et il m’a proposé en paiement un chèque tiré sur la banque Franco-Américaine à New-York, et j’ai eu la sottise d’accepter. C’était juste la veille de sa mort, un samedi. Dès que j’ai appris qu’il s’était tué, j’ai câblé et je n’ai eu la réponse que ce matin. Naturellement, il m’avait roulé. Un chèque sans provision. Mais ça ne se passera pas comme ça, j’attaquerai la veuve…
— C’était une grosse somme ? demanda quelqu’un.
— Pas pour vous, monsieur Weille, pas pour vous peut-être, répondit aigrement la voix, mais pour un pauvre homme comme moi, c’était une très grosse somme. »
Golder le regarda. C’était un petit vieux, assez misérablement vêtu, qui tremblait, tout courbé, frissonnant et toussant sous la bourrasque. Comme personne ne lui répondait, il continua à se lamenter à voix basse. Un autre se mit à rire.
— Attaque plutôt la patronne de la rue Chabanais, c’est là que ta galette a passé.
Deux jeunes gens chuchotaient derrière Golder à l’abri du parapluie déployé :
— Mais comme c’est drôle… Vous savez qu’on l’a trouvé avec des petites filles ?… treize à quatorze ans ?…
— Mais si, et même…
Il baissa la voix.
— On ne lui connaissait pas ces goûts-là…
— Satisfaire une passion secrète avant de mourir, hein ?…
— Il cachait son jeu plutôt…
— Vous savez pourquoi il s’est tué ?
Golder, machinalement, fit quelques pas en avant, puis s’arrêta. Il regardait les tombes brillantes, les couronnes secouées, fouettées par l’averse. Il grommela quelque chose d’indistinct. Son voisin se retourna.
— Qu’est-ce que vous dites, Golder ?
— Quelle saleté, hein ? fit Golder tout à coup d’un air de souffrance étrange et de colère.
— Oui, un enterrement à Paris, quand il pleut, ça n’est jamais divertissant. Mais nous passerons tous par là. Ce brave Marcus, la dernière fois qu’on a à faire avec lui ici-bas, vous verrez qu’il s’arrangera pour nous faire tous crever d’une pneumonie. S’il nous voit patauger dans la boue, ça doit lui faire plaisir… Ce n’était pas un tendre, hein ? Dites donc, vous ne savez pas ce qu’on disait hier ?
— Non.
— Eh bien, on dit que la Société Alleman va renflouer la Compagnie des Pétroles de Mésopotamie. Est-ce que vous avez entendu parler de ça ?… Ça doit vous intéresser… ?
Il s’interrompit, désigna avec satisfaction les parapluies qui commençaient à osciller devant eux. « Ah ! c’est fini, enfin, ce n’est pas trop tôt, on s’en va…» Le col relevé, les gens se bousculaient sous l’averse pour s’échapper plus vite. Quelques-uns couraient par-dessus les tombes. Golder, comme les autres, tenait des deux mains son parapluie ouvert et se hâtait. L’orage s’acharnait sur les arbres et les tombes, les battant avec une sorte de vaine et sauvage violence.
— Comme ils ont l’air contents, tous, pensa brusquement Golder, un de moins, un ennemi de moins… Et comme ils seront contents quand ce sera mon tour.
Ils durent s’arrêter un moment dans l’allée pour laisser passer un convoi qui venait en sens inverse. Braun, le secrétaire de Marcus rejoignit Golder.
— J’ai encore des documents au sujet des Russes et de l’Amrum, qui pourront vous intéresser, chuchota-t-il ; tout le monde paraît avoir été volé l’un par l’autre dans cette affaire… Pas bien joli, tout ça, monsieur Golder…
— Non, fit Golder, avec une grimace ironique, vous trouvez, jeune homme ? Eh bien, apportez-moi tout çà à six heures à la gare, au train de Biarritz. »
— Vous partez, Monsieur Golder ?
Golder prit une cigarette, la tordit entre ses doigts serrés.
— Est-ce qu’on va rester là toute la nuit, bon Dieu ?
Les voitures noires passaient toujours, implacables et lentes, barrant le chemin.
— Oui, je pars.
— Vous allez avoir un temps magnifique. Mademoiselle Joyce va bien ? Elle doit avoir encore embelli ?… Vous allez pouvoir vous reposer. Vous avez l’air fatigué et nerveux.
— Nerveux, grommela Golder soudain furieux.
Dieu merci, non ! Où prenez-vous ces sottises ? Bon pour Marcus, ça… Il était nerveux comme une femme… Vous avez vu où ça l’a mené ?…
Brusquement il écarta d’un coup d’épaules deux croque-morts aux chapeaux luisants et dégouttants de pluie qui piétinaient au milieu de la chaussée et s’enfuit, coupant en deux le cortège funèbre, jusqu’aux portes du cimetière.
Dans l’auto seulement il se rappela qu’il n’avait pas salué la veuve. « Eh, que le diable l’emporte ! » Il tenta vainement d’allumer sa cigarette que la pluie avait mouillée, la broya entre ses dents, la cracha par la vitre baissée. Puis, comme l’auto partait, il se tassa dans son coin et ferma les yeux.
CHAPITRE VI
Golder dîna rapidement, but du lourd Bourgogne qu’il aimait, fuma quelque temps dans le couloir. Une femme en passant le heurta, lui sourit, mais il se détourna avec indifférence.
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