De la liberté

 

DE LA LIBERTÉ

John Stuart Mill

(1859)

 

Édition électronique réalisée à partir du livre de John Stuart Mill, De la liberté (1859).

 

Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet.

Avant-propos

Très connu dans les pays anglo-saxons, où ses divers essais se trouvent dans de nombreuses éditions de poche, John Stuart Mill est plus négligé en Europe continentale et dans les pays de langue française particulièrement. Il subit ainsi le sort de la plupart des philosophes anglais, même des plus grands, tels que Hobbes, Berkeley ou Hume, voire Locke à un moindre degré. Mais encore sait-on que ces derniers existent, et on a habituellement une idée générale de leur doctrine, ne serait-ce que parce que ces philosophes ont été mêlés directement ou indirectement à la vie culturelle française. Quant à Mill, il vit à un moment où la pensée est dominée par la philosophie allemande, et où, pour beaucoup de Continentaux, la tradition anglaise semble déjà appartenir au passé. Et pourtant, ce philosophe, qui a eu une influence déterminante sur les idées non seulement en Angleterre, mais dans tout l’Occident aussi bien, continue brillamment cette tradition, en dépit des Kant et Hegel. Promoteur, avec son père, du mouvement libéral radical, théoricien de l’utilitarisme, auquel il donne son nom, inventeur de la logique inductive à laquelle seront formées les générations d’étudiants qui le suivront, auteur du premier grand ouvrage d’économie à connaître un succès populaire, initiateur en Angleterre du débat politique sur l’égalité des droits entre l’homme et la femme, il a dans la formation de notre vision du monde une part très large.

Né au début du XIXe siècle (en 1806), il est un produit direct de la tradition anglaise dans laquelle il s’insère. Son père déjà, James Mill, était philosophe, humien, ami intime de Bentham et de Ricardo. Tous trois exercèrent une profonde influence sur Mill, qui, dès son enfance, fut formé intensivement par son père à une carrière de penseur : à trois ans il apprend le grec, à huit ans le latin, et à quatorze ans il a terminé sous la férule paternelle le cycle d’études universitaires en histoire, littérature, mathématiques, sciences et philosophie. À seize ans, il commence sa carrière publique d’écrivain. Toutefois, malgré cette entrée précoce dans la vie littéraire, il ne deviendra jamais un écrivain de profession, mais il créera toutes ses œuvres durant le loisir que lui laissera son poste de haut fonctionnaire dans l’administration des Indes orientales.

Ses deux grands ouvrages sont le Système de logique et les Principes d’Économie politique. Mais Mill est tout aussi connu par une série d’essais tels que De la Liberté, Considérations sur le Gouvernement représentatif, L’Utilitarisme, ou La Sujétion des Femmes, ainsi que par son Autobiographie.

 

 

À en croire lAutobiographie, c’est l’essai sur la liberté que Mill préférait parmi tous ses écrits, peut-être en partie parce que cette œuvre fut, plus que toute autre, le produit d’une collaboration avec sa femme, Harriet, qui allait mourir avant sa publication. Voici comment Mill raconte la façon dont cet essai est né : « C’est en montant les marches du Capitole, en janvier 1855, que naquit la pensée de le convertir en un volume. Aucun de mes écrits n’a été composé si soigneusement ou n’a été si assidûment corrigé que celui-ci. Après que je l’eus écrit deux fois entièrement, selon mon habitude, nous le conservâmes auprès de nous, le ressortant de temps en temps et le révisant de nouveau, lisant, pesant et critiquant chaque phrase. Sa révision finale devait être le travail de l’hiver 1858-59. »

 

Aujourd’hui, plusieurs idées ardemment défendues par Mill sont devenues des biens communs de notre culture, et elles paraissent aller maintenant de soi, si bien qu’elles se sont détachées de tout mouvement de réflexion systématique et qu’elles flottent un peu au hasard dans l’opinion générale. Il est donc très utile de revenir à des textes tels que De la Liberté, ou la relation de l’individu à la société est envisagée dans une perspective très large, qui est celle du bonheur même. Malgré Mill, en effet, et souvent selon des mécanismes qu’il avait reconnus et contre les dangers desquels il voulait mettre ses contemporains en garde, nous nous sommes rendus esclaves de l’État et de la société plus que nous n’avons su les mettre au service des individus. Les hommes paraissent souvent préférer le pouvoir à la liberté, constate Mill, même s’ils doivent en devenir les esclaves. Or ce parti des adorateurs du pouvoir n’a assurément pas disparu aujourd’hui, il est au contraire aussi fort que jamais. C’est pourquoi la défense de la liberté et la réflexion sur les raisons qui la justifient ne représentent pas une étape dépassée de notre évolution historique, mais bien un sujet d’actualité comme au temps de Mill, encore que ce ne soit peut-être plus toujours exactement de la même façon.*

Gilbert Boss

 

 

* Pour une introduction plus étendue à l’ensemble de la pensée de Mill, on pourra lire notre petit ouvrage John Stuart Mill, Induction et utilité, PUF, Paris, 1990.

À la mémoire chérie et chagrine de celle qui fut l'inspiratriceet pour une part, l'auteurede tout ce qu'il y a de bon dans mes écrits. A l'amie et à la femme dont le sens aigu de la vérité et de la justesse furent pour moi le plus puissant stimulant, et dont l'approbation fut ma principale récompense - à elle, je dédie ce volume. Comme tout ce que j'ai écrit depuis des années, il appartient tout aussi bien à elle qu'à moi ; mais l'ouvrage comme il se présente a eu - à un degré très insuffisantl'inestimable avantage de sa relecture ; certaines des plus importantes parties ayant été réservées à un réexamen plus soigneux, qu'elles ne seront désormais plus jamais susceptible de recevoir. Si seulement j'avais été capable d'interpréter pour le monde la moitié des grandes pensées et des nobles sentiments qui sont ensevelis dans sa tombe, j'aurais été en cela le moyen d'un bienfait plus grand que ce que pourra jamais susciter rien de ce que je peux écrire, sans le conseil et l'assistance de sa sagesse presque inégalée.

 

John Stuart Mill

« Le sujet de cet essai est la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu. Cette question, bien que rarement posée ou théorisée, influence profondément les controverses pratiques de notre époque par sa présence latente et devrait bientôt s’imposer comme la question vitale de l’avenir. (…)

 

Je considère l’utilité comme le critère absolu dans toutes les questions éthiques ; mais ici l’utilité doit être prise dans son sens le plus large : se fonder sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être susceptible de progrès. Je soutiens que ces intérêts autorisent la sujétion de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur uniquement pour les actions de chacun qui touchent l’intérêt d’autrui. »

 

John Stuart Mill

Chapitre I

Introduction

Le sujet de cet essai n’est pas ce qu’on appelle le libre arbitre – doctrine opposée à tort à la prétendue nécessité philosophique –, mais la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu. Cette question, bien que rarement posée ou théorisée, influence profondément les controverses pratiques de notre époque par sa présence latente et devrait bientôt s’imposer comme la question vitale de l’avenir. En un certain sens, elle divise depuis toujours l’humanité ; aussi est-elle loin d’être neuve. Mais étant donné le niveau de progrès atteint aujourd’hui par les peuples les plus civilisés, elle se présente sous des formes nouvelles et nécessite un traitement différent et plus fondamental.

 

La lutte entre liberté et autorité est le trait le plus remarquable de ces périodes historiques qui nous sont familières dès l’enfance, comme la Grèce, la Rome antique et l’Angleterre notamment. Mais autrefois, c’était une dispute qui opposait le souverain à ses sujets, ou à certaines classes de ses sujets.