L’Évangile se réfère toujours à une morale préexistante et limite ses préceptes aux points particuliers sur lesquels cette morale devait être corrigée ou remplacée par une autre morale plus tolérante et plus élevée ; en outre elle s’exprime toujours en termes généraux, souvent impossibles à interpréter littéralement, sans compter que ces textes possèdent davantage l’onction de la poésie ou de l’éloquence que la précision de la législation. Jamais on n’a pu en extraire un corps de doctrine éthique sans le compléter par des éléments de l’Ancien Testament – système certes élaboré, mais barbare à bien des égards et destiné uniquement à un peuple barbare. Saint Paul – ennemi déclaré de l’interprétation judaïque de la doctrine et de cette façon de compléter l’esquisse de son maître – admet également une morale préexistante, à savoir celle des Grecs et des Romains ; et ce qu’il conseille aux chrétiens dans une large mesure, c’est d’en faire un système d’accommodement, au point de n’accorder qu’un semblant de condamnation à l’esclavage. Ce qu’on appelle la morale chrétienne – mais qu’on devrait plutôt qualifier de théologique – n’est l’œuvre ni du Christ ni des apôtres ; elle est d’une origine plus tardive, puisqu’elle a été élaborée graduellement par l’Église chrétienne des cinq premiers siècles ; et, même si les modernes et les protestants ne l’ont pas adoptée sans réserve, ils l’ont beaucoup moins modifiée qu’on aurait pu s’y attendre. À vrai dire, ils se sont contentés, pour la plupart, de retrancher les additions faites au moyen âge, chaque secte remplissant le vide laissé par de nouvelles additions plus conformes à son caractère et à ses tendances. Je ne prétends nullement nier que l’humanité soit extrêmement redevable envers cette morale et ses premiers maîtres ; mais je me permets de dire qu’elle est, sur nombre de points importants, incomplète et partiale, et que si des idées et des sentiments qu’elle ne sanctionne pas n’avaient pas contribué à la formation du mode de vie et du caractère européens, les affaires humaines seraient actuellement bien pires qu’elles ne le sont. La morale chrétienne, comme on l’appelle, possède toutes les caractéristiques d’une réaction : c’est en grande partie une protestation contre le paganisme. Son idéal est négatif plus que positif, passif plus qu’actif ; c’est l’innocence plus que la noblesse, l’abstinence du mal plus que la quête énergique du bien ; dans ses commandements (comme on l’a justement fait remarquer) le « tu ne dois pas » prédomine indûment sur le « tu dois ». Dans son horreur de la sensualité, elle a fait de l’ascétisme une idole, laquelle est devenue à son tour, à force de compromis, celle de la légalité. Elle tient l’espoir du ciel et la crainte de l’enfer pour les motifs convenus et appropries d’une vie vertueuse – ce en quoi elle reste loin derrière certains des plus grands sages de l’Antiquité –, et elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour imprimer sur la morale humaine un caractère essentiellement égoïste, « déconnectant » pour ainsi dire le sens du devoir présent en chaque homme des intérêts de ses semblables, excepté lorsqu’on lui suggère un motif intéressé pour les consulter. C’est essentiellement une doctrine d’obéissance passive ; elle inculque la soumission à toutes les autorités établies – lesquelles ne sont d’ailleurs pas activement obéies lorsqu’elles commandent ce que la religion interdit, mais cela sans qu’il soit pour autant possible de leur résister ou de se révolter contre elles, quel que soit le tort qu’elles nous fassent. Et, alors que dans la morale des grandes nations païennes, le devoir du citoyen envers l’État tient une place disproportionnée et empiète sur la liberté individuelle, cette grande part de notre devoir est à peine mentionnée ou reconnue dans la morale chrétienne. C’est dans le Coran, non dans le Nouveau Testament, que nous trouvons cette maxime : « Tout gouvernant qui désigne un homme à un poste quand il existe dans ses territoires un autre homme mieux qualifié pour celui-ci pèche contre Dieu et contre l’État. » Le peu de reconnaissance que reçoit l’idée d’obligation envers le public dans la morale moderne ne nous vient même pas des chrétiens, mais des Grecs et des Romains. De même, ce qu’il y a dans la morale privée de magnanimité, de grandeur d’âme, de dignité personnelle, voire de sens de l’honneur, ne nous vient pas du versant religieux, mais du versant purement humain de notre éducation ; et jamais ces qualités n’auraient pu être le fruit d’une doctrine morale qui n’accorde de valeur qu’à l’obéissance.
Je suis bien loin de prétendre que ces défauts sont nécessairement inhérents à la morale chrétienne de quelque manière qu’on la conçoive, ou bien que tout ce qui lui manque pour devenir une doctrine morale complète ne saurait se concilier avec elle ; et je l’insinue encore bien moins des doctrines et des préceptes du Christ lui-même. Je crois que les paroles du Christ sont devenues, à l’évidence, tout ce qu’elles ont voulu être, qu’elles ne sont inconciliables avec rien de ce qu’exige une morale complète, qu’on peut y faire entrer tout ce qu’il y a d’excellent en morale, et cela sans faire davantage de violence à leur lettre que tous ceux qui ont tenté d’en déduire un quelconque système pratique de conduite. Mais je crois par ailleurs que cela n’entre nullement en contradiction avec le fait de croire qu’elles ne contiennent et ne voulaient contenir qu’une partie de la vérité. Je crois que dans ses instructions, le fondateur du christianisme a négligé à dessein beaucoup d’éléments essentiels de haute morale, que l’Église chrétienne, elle, a complètement rejetés dans le système moral qu’elle a érigé sur la base de cet enseignement. Cela étant, je considère comme une grande erreur le fait de vouloir à toute force trouver dans la doctrine chrétienne cette règle complète de conduite que son auteur n’entendait pas détailler tout entière, mais seulement sanctionner et mettre en vigueur. Je crois aussi que cette théorie est en train de causer grand tort dans la pratique, en diminuant beaucoup la valeur de l’éducation et de l’instruction morales que tant de personnes bien intentionnées s’efforcent enfin d’encourager. Je crains fort qu’en essayant de former l’esprit et les sentiments sur un modèle exclusivement religieux, et en évacuant ces normes séculières (comme on les appelle faute d’un meilleur terme) qui coexistaient jusqu’ici avec la morale chrétienne et la complétaient, mêlant leur esprit au sien, il n’en résulte – comme c’est le cas de plus en plus – un type de caractère bas, abject, servile, qui se soumet comme il peut à ce qu’il prend pour la Volonté suprême, mais qui est incapable de s’élever à la conception de la Bonté suprême ou de s’y ouvrir. Je crois que des morales différentes d’une morale exclusivement issue de sources chrétiennes doivent exister parallèlement à elle pour produire la régénération morale de l’humanité ; et, selon moi, le système chrétien ne fait pas exception à cette règle selon laquelle, dans un état imparfait de l’esprit humain, les intérêts de la vérité exigent la diversité d’opinions. Il n’est pas dit qu’en cessant d’ignorer les vérités morales qui ne sont pas contenues dans le christianisme, les hommes doivent se mettre à ignorer aucune de celles qu’il contient. Un tel préjugé, une telle erreur, quand elle se produit, est un mal absolu ; mais c’est aussi un mal dont on ne peut espérer être toujours exempts, et qui doit être considéré comme le prix à payer pour un bien inestimable. Il faut s’élever contre la prétention exclusive d’une partie de la vérité d’être la vérité tout entière ; et si un mouvement de réaction devait rendre ces rebelles injustes à leur tour, cette partialité serait déplorable au même titre que l’autre, mais devrait pourtant être tolérée. Si les chrétiens voulaient apprendre aux infidèles à être justes envers le christianisme, il leur faudrait être justes eux-mêmes envers leurs croyances. C’est mal servir la vérité que de passer sous silence ce fait – bien connu de tous ceux qui ont la moindre notion d’histoire littéraire – qu’une grande part des enseignements moraux les plus nobles et les plus estimables sont l’œuvre d’hommes qui non seulement ne connaissaient pas la foi chrétienne, mais encore la rejetaient en toute connaissance de cause.
Je ne prétends pas que l’usage le plus illimité de la liberté d’énoncer toutes les opinions possibles mettrait fin au sectarisme religieux ou philosophique. Toutes les fois que des hommes de faible stature intellectuelle prennent une vérité au sérieux, ils se mettent aussitôt à la proclamer, la transmettre, et même à agir d’après elle, comme s’il n’y avait pas au monde d’autre vérité, ou du moins aucune autre susceptible de la limiter ou de la modifier. Je reconnais que la plus libre discussion ne saurait empêcher le sectarisme en matière d’opinions, et que souvent, au contraire, c’est elle qui l’accroît et l’exaspère ; car on repousse la vérité d’autant plus violemment qu’on a manqué à l’apercevoir jusque-là et qu’elle est proclamée par des gens en qui l’on voit des adversaires. Ce n’est pas sur le partisan passionné, mais sur le spectateur calme et désintéressé que cette confrontation d’opinions produit un effet salutaire. Ce n’est pas la lutte violente entre les parties de la vérité qu’il faut redouter, mais la suppression silencieuse d’une partie de la vérité ; il y a toujours de l’espoir tant que les hommes sont contraints à écouter les deux côtés ; c’est lorsqu’ils ne se préoccupent que d’un seul que leurs erreurs s’enracinent pour devenir des préjugés, et que la vérité, caricaturée, cesse d’avoir les effets de la vérité.
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